Aller au contenu

Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 14.djvu/178

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

D’Aguesseau l’ayant reçue de la sorte fut modeste à l’affluence des compliments ; il s’y déroba le plus tôt qu’il put, et s’en alla chez lui avec la précieuse cassette, où tout étoit plein de parents et d’amis en émoi du message de M. le duc d’Orléans, qui, dans l’occurrence de la vacance, avoit fait grand bruit à Saint-André des Arcs et dans tous les quartiers voisins. D’Aguesseau, dans sa surprise, ne vit qu’un étang, et ne se remit que dans son carrosse en allant chez lui seul avec les sceaux. Après les premières bordées qu’il fallut essuyer en y arrivant, il monta chez son frère, espèce de philosophe voluptueux, de beaucoup d’esprit et de savoir, mais tout des plus singuliers. Il le trouva fumant devant son feu en robe de chambre. « Mon frère, lui dit-il en entrant, je viens vous dire que je suis chancelier. » L’autre se tournant : « Chancelier, dit-il ; qu’avez-vous fait de l’autre ? — Il est mort subitement cette nuit. — Oh bien ! mon frère, j’en suis bien aise ; j’aime mieux que vous le soyez que moi. » C’est tout le compliment qu’il en eut. Le duc de Noailles en reçut de beaucoup de gens. Il étoit visible qu’il avoit fait le chancelier, et il étoit bien aise que personne n’en doutât. J’appris cette nouvelle de bonne heure dans la matinée.

J’allai l’après-dînée au Palais-Royal ; M. le duc d’Orléans n’étoit pas remonté de chez Mme la duchesse d’Orléans ; j’y descendis par les cabinets. Je le trouvai au chevet de son lit où elle étoit pour quelque migraine. Il me parla tout aussitôt de la nouvelle du jour. Comme la chose étoit faite, je suivis ma maxime de n’y rien opposer. Je lui dis qu’il ne pouvoit choisir pour cette grande place de magistrat plus savant, plus lumineux, plus intègre, ni dont l’élévation dût être plus approuvée. J’ajoutai seulement que son âge fâcheroit beaucoup de gens qui par le leur n’auroient plus d’espérance, et que je souhaitois que d’Aguesseau oubliât qu’il avoit passé sa vie jusqu’alors dans le parlement, et tout ce dont il s’y étoit imbu, pour ne se souvenir que des devoirs de son