Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 18.djvu/29

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je les embrassai de mes deux bras, je le conjurai par tout ce qui me vint de plus touchant, tandis qu’il trépignoit d’embarras pour me faire quitter prise ; je protestai que je ne me relèverois point qu’il ne m’eût donné sa parole de ne pas toucher au maréchal de Villeroy et à Trudaine et de les laisser dans leurs places. Enfin, il se laissa toucher ou arracher, et il me le promit à plusieurs reprises, que j’exigeai avant de me vouloir relever. Quoique j’abrège fort ici le récit de cette longue scène, j’en rapporte tout l’essentiel. Nous travaillâmes ensuite assez longtemps et je m’en retournai à Meudon, où je passois tous les étés en bonne compagnie et ne venois à Paris que pour les affaires, sans y toucher.

Le lendemain, sans aller plus loin, le prince de Tingry entre autres vint dîner à Meudon, qui d’abordée nous dit la nouvelle qui s’étoit répandue comme il alloit partir, que Trudaine étoit remercié et Châteauneuf mis en sa place. Je cachai ma surprise autant qu’il me fut possible et mon trouble secret sur le maréchal de Villeroy. Je compris bien qu’il n’y avoit rien encore à son égard, puisqu’on n’en parloit point ; mais un manquement de parole si prompt sur l’un m’inquiéta fort pour l’autre, non par estime ni par amitié, non pour moi, qui étois bien résolu à refuser très nettement et constamment la place de gouverneur du roi, mais pour M. le duc d’Orléans et toutes les suites que je prévoyois de l’ôter de cette place. Mais heureusement il n’en fut plus question pour lors. Je ne sais si la parole que j’avois moins obtenue qu’arrachée ne fut donnée que pour se dépêtrer de moi, ou si les mêmes qui lui avoient fait prendre ces résolutions le poussèrent de nouveau depuis que je l’eus quitté. Je croirois plutôt le premier, et que, si M. le duc d’Orléans avoit eu un successeur tout prêt pour le maréchal de Villeroy comme il en avoit un pour Trudaine, le maréchal eut sauté avec lui. L’abbé Dubois aimoit Châteauneuf depuis qu’il l’avoit pratiqué en Hollande, quoiqu’il y fut peu au gré des Anglois. Il étoit pauvre et mangeur ; ses ambassades