Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 19.djvu/435

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de sentir vivement sur lui ce que les mauvais Israélites se disoient dans le désert sur la manne : Nauseat anima mea super cibum istum levissimum. Je ne daignois plus lui parler. Il s’en apercevoit, je sentois qu’il en étoit peiné ; il cherchoit à me rapprocher, sans toutefois oser me parler d’affaires que légèrement et avec contrainte, quoique sans pouvoir s’en empêcher. Je prenois à peine celle d’y répondre, et j’y mettois fin tout le plus tôt que je le pouvois ; j’abrégeois et je ralentissois mes audiences ; j’en essuyois les reproches avec froideur. En effet, qu’aurois je eu à dire ou à discuter avec un régent qui ne l’étoit plus, pas même de soi, bien loin de l’être du royaume, où je voyois tout en désordre.

Le cardinal Dubois, quand il me rencontroit, me faisoit presque sa cour. Il ne savoit par où me prendre. Les liens de tous les temps et sans interruption étoient devenus si forts entre M. le duc d’Orléans et moi, que le premier ministre, qui les avoit sondés plus d’une fois, n’osoit se flatter de les pouvoir rompre. Sa ressource fut d’essayer de me dégoûter par imposer à son maître une réserve à mon égard qui nous étoit à tous deux fort nouvelle, mais qui lui coûtoit plus qu’à moi par l’habitude, et j’oserai dire par l’utilité qu’il avoit si souvent trouvée dans cette confiance, et moi je m’en passois plus que volontiers, dans le dépit de n’en pouvoir espérer aucun fruit ni pour le bien de l’État, ni pour l’honneur et l’avantage de M. le duc d’Orléans, totalement livré à ses plaisirs de Paris, et au dernier abandon à son ministre. La conviction de mon inutilité parfaite me retira de plus en plus, sans avoir jamais eu le plus léger soupçon qu’une conduite différente pût m’être dangereuse, ni que, tout foible et tout abandonné que fût le régent au cardinal Dubois, celui-ci pût venir à bout de me faire exiler comme le duc de Noailles et Canillac, ni de me faire donner des dégoûts à m’en faire prendre le parti. Je demeurai donc dans ma vie accoutumée, c’est-à-dire ne voyant jamais M. le duc