Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 20.djvu/21

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

horrible, d’être si mal servi, à la dépense qu’il y faisoit, et à s’emporter tout de nouveau, et à le presser de répondre. « Monseigneur, lui dit Venier, prenez un seul commis de plus, et lui donnez pour emploi unique de jurer et de tempêter pour vous, et tout ira bien, vous aurez beaucoup de temps de reste, et vous vous trouverez bien servi. » Le cardinal se mit à rire et s’apaisa.

Il mangeoit tous les soirs un poulet pour tout souper et seul. Je ne sais par quelle méprise ce poulet fut oublié un soir par ses gens. Comme il fut près de se coucher, il s’avisa de son poulet, sonna, cria, tempêta après ses gens, qui accoururent et qui l’écoutèrent froidement. Le voilà à crier de plus belle après son poulet et après ses gens de le servir si tard. Il fut bien étonné qu’ils lui répondirent tranquillement qu’il avoit mangé son poulet, mais que, s’il lui plaisoit, ils en alloient faire mettre un autre à la broche. « Comment, dit-il, j’ai mangé mon poulet ! » L’assertion hardie et froide de ses gens le persuada, et ils se moquèrent de lui. Je n’en dirai pas davantage, parce que, encore une fois, on en feroit un vrai volume. C’en est assez pour montrer quel étoit ce monstrueux personnage dont la mort soulagea grands et petits, et en vérité, toute l’Europe, enfin jusqu’à son frère même qu’il traitoit comme un nègre. Il voulut une fois chasser son écuyer pour lui avoir prêté un de ses carrosses pour aller quelque part dans Paris.

Le plus soulagé de tous fut M. le duc d’Orléans. Il gémissoit en secret depuis assez longtemps sous le poids d’une domination si dure, et sous les chaînes qu’il s’étoit forgées. Non seulement il ne pouvoit plus disposer ni décider de rien, mais il exposoit inutilement au cardinal ce qu’il désiroit qui fût sur grandes et petites choses. Il lui en falloit passer sur toutes par la volonté du cardinal qui entroit en furie, en reproches, et le pouilloit comme un particulier, quand il lui arrivoit de le trop contredire. Le pauvre prince sentoit aussi l’abandon où il s’étoit livré, et par cet abandon,