Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 20.djvu/59

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

il faisoit tous les ans une sorte d’anniversaire de sa disgrâce par quelque chose d’extraordinaire, dont l’humeur et la solitude étoit le fond, et souvent quelque extravagance le fruit. Il en parloit lui-même, et disoit qu’il n’étoit pas raisonnable au retour annuel de cette époque, plus forte que lui. Il croyoit plaire au roi par ce raffinement de courtisan, sans s’apercevoir qu’il s’en faisoit moquer.

Il étoit extraordinaire en tout par nature, et se plaisoit encore à l’affecter, jusque dans le plus intérieur de son domestique et de ses valets. Il contrefaisoit le sourd et l’aveugle pour mieux voir et entendre sans qu’on s’en défiât, et se divertissoit à se moquer des sots, même des plus élevés, en leur tenant des langages qui n’avoient aucun sens. Ses manières étoient toutes mesurées, réservées, doucereuses, même respectueuses ; et de ce ton bas et emmiellé il sortoit des traits perçants et accablants par leur justesse, leur force ou leur ridicule, et cela en deux ou trois mots, quelquefois d’un air de naïveté ou de distraction, comme s’il n’y eût pas songé. Aussi était-il redouté sans exception de tout le monde, et avec force connoissances, il n’avoit que peu ou point d’amis, quoiqu’il en méritât par son ardeur à servir tant qu’il pouvoit, et sa facilité à ouvrir sa bourse. Il aimoit à recueillir les étrangers de quelque distinction, et faisoit parfaitement les honneurs de la cour ; mais ce ver rongeur d’ambition empoisonnoit sa vie. Il étoit très bon et très secourable parent.

Nous avions fait le mariage de Mlle de Malause, petite-fille d’une sœur de M. le maréchal de Lorge, un an avant la mort du roi, avec le comte de Poitiers, dernier de cette grande et illustre maison, fort riche en grandes terres en Franche-Comté, tous deux sans père ni mère. Il en fit la noce chez lui et les logea. Le comte de Poitiers mourut presque en même temps que le roi, dont ce fut grand dommage, car il promettoit fort, et laissa sa femme grosse d’une fille,