Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 20.djvu/60

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

grande héritière, qui a depuis épousé le duc de Randan, fils aîné du duc de Lorge, et dont la conduite a fait honneur à la naissance. Dans l’été qui suivit la mort de Louis XIV, il eut une revue de la maison du roi que M. le duc d’Orléans fit dans la plaine qui longe le bois de Boulogne. Passy y tient de l’autre côté, où M. de Lauzun avoit une jolie maison. Mme de Lauzun y étoit avec bonne compagnie, et j’y étois allé coucher la veille de cette revue. Mme de Poitiers mouroit d’envie de la voir, comme une jeune personne qui n’a rien vu encore, mais qui n’osoit se montrer dans ce premier deuil de veuve. Le comment fut agité dans la compagnie, et on trouva que Mme de Lauzun l’y pouvoit mener un peu enfoncée dans son carrosse, et cela fut conclu ainsi. Parmi la gaieté de cette partie, M. de Lauzun arriva de Paris, où il étoit allé le matin. On tourna un peu pour la lui dire. Dès qu’il l’apprit, le voilà en furie jusqu’à ne se posséder plus, à la rompre presque en écumant, et à dire à sa femme les choses les plus désobligeantes avec les termes non seulement les plus durs, mais les plus forts, les plus injurieux et les plus fous. Elle s’en prit doucement à ses yeux, Mme de Poitiers à pleurer aux sanglots, et toute la compagnie dans le plus grand embarras. La soirée parut une année, et le plus triste réfectoire un repas de gaieté en comparaison du souper. Il fut farouche au milieu du plus profond silence, chacun à peine et rarement disoit un mot à son voisin. Il quitta la table au fruit, à son ordinaire, et s’alla coucher. On voulut après se soulager et en dire quelque chose, mais Mme de Lauzun arrêta tout poliment et sagement, et fit promptement donner des cartes pour détourner tout retour de propos.

Le lendemain, dès le matin, j’allai chez M. de Lauzun pour lui dire très fortement mon avis de la scène qu’il avoit faite la veille. Je n’en eus pas le temps ; dès qu’il me vit entrer il étendit les bras, et s’écria que je voyois un fou