Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1858, octavo, tome 20.djvu/61

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qui ne méritoit pas ma visite, mais les petites-maisons, fit le plus grand éloge de sa femme, qu’elle méritoit assurément ; dit qu’il n’étoit pas digne de l’avoir, et qu’il devoit baiser tous les pas par où elle passoit ; s’accabla de pouilles ; puis, les larmes aux yeux, me dit qu’il étoit plus digue de pitié que de colère ; qu’il falloit m’avouer toute sa honte et sa misère : qu’il avoit plus de quatre-vingts ans ; qu’il n’avoit ni enfants ni suivants ; qu’il avoit été capitaine des gardes ; que, quand il le seroit encore, il seroit incapable d’en faire les fonctions ; qu’il se le disoit sans cesse, et qu’avec tout cela il ne pouvoit se consoler de ne l’être plus, depuis tant d’années qu’il avoit perdu sa charge ; qu’il n’en avoit jamais pu arracher le poignard de son cœur ; que tout ce qui lui en rappeloit le souvenir le mettoit hors de lui-même, et que d’entendre dire que sa femme alloit mener Mme de Poitiers voir une revue des gardes du corps, où il n’étoit plus rien, lui avoit renversé la tète, et [l’avoit] rendu extravagant au point où je l’avois vu ; qu’il n’osoit plus se montrer devant personne après ce trait de folie ; qu’il s’alloit enfermer dans sa chambre, et qu’il se jetoit à mes pieds pour me conjurer d’aller trouver sa, femme, et de tacher d’obtenir qu’elle voulût avoir pitié d’un vieillard insensé, qui mouroit de douleur et de honte, et qu’elle daignât lui pardonner. Cet aveu si sincère et si douloureux à faire, me pénétra. Je ne cherchai plus qu’à le remettre et à le consoler. Le raccommodement ne fut pas difficile ; nous le tirâmes de sa chambre, non sans peine, et il lui en parut visiblement une fort grande pendant plusieurs jours à se montrer, à ce qu’on m’a dit, car je m’en allai le soir, mes occupations, dans ce temps-là, me tenant de fort court.

J’ai réfléchi souvent, à cette occasion, sur l’extrême malheur de se laisser entraîner à l’ivresse du monde, et au formidable état d’un ambitieux que ni les richesses, ni le domestique le plus agréable, ni la dignité acquise, ni l’âge, ni