Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/46

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années, presque de plusieurs siècles. La civilisation, la vie, sachons-le bien, est chose apprise et inventée, perfectionnée à la sueur du front de bien des générations, et à l’aide d’une succession d’hommes de génie, suivis eux-mêmes et assistés d’une infinité d’hommes de goût. Ces hommes-là, ces grands artisans de la civilisation, sans lesquels on en serait resté pendant quelques siècles de plus aux glands du chêne, Virgile les a placés au premier rang, et à bon droit, dans son Élysée ; il nous les montre à côté des guerriers héroïques, des chastes pontifes et des poètes religieux.

Inventas aut qui vitam excoluere per artes.

Les hommes, après quelques années de paix, oublient trop cette vérité ; ils arrivent à croire que la culture est chose innée, qu’elle est pour l’homme la même chose que la nature. Avons-nous besoin encore d’être avertis ? La sauvagerie est toujours là à deux pas ; et, dès qu’on lâche pied, elle recommence. Toujours est-il que, dans les bons temps, l’art de vivre, comme l’entendent les modernes, n’a été poussé nulle part ailleurs comme à Paris. Or, cet art perpétuel et insensible, ce courant des mœurs, c’est surtout par les théâtres qu’il s’enseigne, qu’il s’entretient ou s’altère. Les théâtres présentent le moyen d’action le plus prompt, le plus direct, le plus continu sur les masses. Nous vivons dans un temps où la société imite le théâtre bien plus encore que celui-ci n’imite la société. Dans les scènes scandaleuses ou grotesques qui ont suivi la Révolution de février, qu’a-t-on vu le plus souvent ? La répétition dans la rue de ce qui s’était joué sur les théâtres. La place publique parodiait au sérieux la scène ; les coulisses des boulevards s’étaient retournées, et l’on avait le paradis en plein vent. « Voilà mon histoire de la Révolution qui passe, » disait un his-