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CAUSERIES DU LUNDI.

amis tant qu’elle peut ; elle les étonne bien parfois avec ses variations d’humeur, mais ils attribuent cette altération chez elle à ses regrets de l’absence, puis de la mort de M. de Mora. « Ils me font l’honneur de croire que je suis restée abîmée par la perte que j’ai faite. » Ils l’en louent et l’en admirent, ce qui redouble sa honte. Le pauvre d’Alembert, qui demeure sous le même toit, essaie vainement de la consoler, de l’entretenir ; il ne peut comprendre qu’elle le repousse par moments avec une sorte d’horreur. Hélas ! c’était l’horreur qu’elle avait de sa propre dissimulation avec un tel ami. Cette longue agonie eut son terme. Mlle  de Lespinasse expira le 23 mai 1776, à l’âge de quarante-trois ans et demi. Sa passion pour M. de Guibert durait depuis plus de trois ans.

Au milieu de cette passion qui dévore et qui semble ne souffrir rien d’étranger, ne croyez pas que la Correspondance ne laisse point voir l’esprit charmant qui s’unissait à ce noble cœur. Que de moqueries fines en passant sur le bon Condorcet, sur le chevalier de Chastellux, sur Chamfort, sur les personnes de la société ! que de grâce ! Les sentiments élevés, généreux, le patriotisme et la virilité des vues, se révèlent aussi en plus d’un endroit, et nous font apprécier la digne amie de Turgot et de Malesherbes. Quand elle cause avec lord Shelburne, elle sent tout ce qu’il y a de grand et de vivifiant pour la pensée à être né sous un Gouvernement libre : « Comment n’être pas désolé d’être né dans un Gouvernement comme celui-ci ? Pour moi, faible et malheureuse créature que je suis, si j’avais à renaître, j’aimerais mieux être le dernier membre de la Chambre des Communes que d’être même le roi de Prusse. » Si peu disposée qu’elle soit à bien augurer en rien de l’avenir, elle a un moment de transport et d’espoir quand elle voit ses amis devenus