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CAUSERIES DU LUNDI.

magnifiques restes d’espérance, je ne sais quelles fleurs de lis d’or, salies, il est vrai, par places, de beaucoup d’insultes et d’éclaboussures, et à travers lesquelles il se mêle, sous cette plume vengeresse, bien autant de frelons que d’abeilles ; mais l’esprit de parti est ainsi fait, qu’il ne voit dans les choses que ce qui le sert. Tous les ennemis du dernier régime y ont découvert à l’envi des trésors de fiel et de colère, un arsenal d’invectives étincelantes. La plume de M. de Chateaubriand ressemble à l’épée de Roland d’où jaillit l’éclair ; mais ici, sur ces choses de 1830, c’est l’épée de Roland furieux, qui frappe à tort et à travers dans le délire de sa vanité, dans sa rage de n’avoir pas été tout sous le régime bourbonien, de sentir qu’il ne peut, qu’il ne doit rien être par honneur sous le règne nouveau, dans son désir que ce monde, dont il n’est plus, ne soit plus rien qui vaille après lui. Après moi, le déluge ! telle est son inspiration habituelle. « La Légitimité ou la République ! s’écrie-t-il : premier ministre dans l’une ou tribun dictateur dans l’autre ! » Tel est son programme manqué, ce sera celui de bien d’autres ; c’est son dernier mot en politique. Je le lis écrit de sa main dans une lettre, intime, du 29 octobre 1832. Il va se dévorer, se ronger, en attendant, entre les deux rêves. Cette rage singulière, par moments risible et misérable, par moments sublime dans ses éclats de Juvénal, redonne souvent à son génie d’écrivain toute sa coloration et toute sa trempe. Mais je reviendrai à fond sur ce prodigieux caractère de l’homme politique (si on peut appeler cela un homme politique), qui se révèle désormais à nu, et sans plus de masque, dans toute son humeur massacrante et sa verve exterminatrice : aujourd’hui je ne veux parler que du Chateaubriand romancier, romanesque et amoureux.

C’est là aussi un côté bien essentiel de Chateaubriand,