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CHATEAUBRIAND.

une veine qui tient au plus profond de sa nature et de son talent. Il y a longtemps que je me suis défini Chateaubriand : un Épicurien qui a l’imagination catholique. Mais ceci demande explication et développement. Les Mémoires, là comme ailleurs, disent beaucoup, mais ne disent pas tout. M. de Chateaubriand a la prétention de s’y être montré tout entier : « Sincère et véridique, dit-il, je manque d’ouverture de cœur ; mon âme tend incessamment à se fermer ; je ne dis point une chose entière, et je n’ai laissé passer ma vie complète que dans ces Mémoires. » Eh ! non, il ne l’a pas laissée passer tout entière ; on l’y trouve, mais il faut un travail pour cela.

En ce qui touche ses amours, par exemple, les amours qu’il a inspirés et les caprices ardents qu’il a ressentis (car il n’a guère jamais ressenti autre chose), il est très-discret, par soi-disant bon goût, par chevalerie, par convenance demi-mondaine, demi-religieuse, parce qu’aussi, écrivant ses Mémoires sous l’influence et le regard de celle qu’il nommait Béatrix et qui devait y avoir la place d’honneur, de Mme  Récamier, il était censé ne plus aimer qu’elle et n’avoir jamais eu auparavant que des attachements d’un ordre moindre et très-inégal ou inférieur. Le passé était ainsi sacrifié ou subordonné au présent. Le maître-autel seul restait en vue : on déroba et on condamna toutes les petites chapelles particulières.

Quand on sut que M. de Chateaubriand écrivait ses Mémoires, une femme du monde, qu’il avait dans un temps beaucoup aimée ou désirée, lui écrivit un mot pour qu’il eût à venir la voir. Il vint. Cette femme, qui n’était pas d’un esprit embarrassé, lui dit : « Ah çà ! j’espère bien que vous n’allez pas souffler mot sur… » Il la tranquillisa d’un sourire, et répondit que ses Mémoires ne parleraient pas de toutes ces choses.