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CAUSERIES DU LUNDI.

Or, Comme tous ceux qui ont connu M. de Chateaubriand savent que ces choses ont tenu une très-grande place dans sa vie, il s’ensuit que ces Mémoires, où il dit tant de vérités à tout le monde et sur lui-même, ne contiennent pourtant pas tout sur lui, si l’on n’y ajoute quelque commentaire ou supplément. Nous serons très-discret à notre tour, nous efforçant seulement de bien définir cette corde si fondamentale en ce qui touche l’âme et le talent du grand écrivain.

C’est dans des parties accessoires, dans des pages de rêverie telles qu’en offrent à tout propos les Mémoires de M. de Chateaubriand, qu’il faudrait plutôt chercher là-dessus des révélations vraies et sincères. Ainsi, dans son voyage à Venise en 1833, revenant sur les souvenirs que lui rappelle cette mer où il s’était embarqué, vingt-sept ans auparavant, en pèlerin pour la Palestine, il s’écriera :


« Mais ai-je tout dit dans l’Itinéraire sur ce voyage commencé au port de Desdemona et d’Othello ? Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir ? Une seule pensée m’absorbait ; je comptais avec impatience les moments. Du bord de mon navire, les regards attachés sur l’étoile du soir, je lui demandais des vents pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer. J’espérais en trouver à Sparte, à Sion, à Memphis, à Carthage, et l’apporter à l’Alhambra. Comme le cœur me battait en abordant les côtes d’Espagne ! Aurait-on gardé mon souvenir ainsi que j’avais traversé mes épreuves ? Que de malheurs ont suivi ce mystère ! le soleil les éclaire encore… Si je cueille à la dérobée un instant de bonheur, il est troublé par la mémoire de ces jours de séduction, d’enchantement et de délire. »


Ainsi, sans prétendre éclaircir quelques obscurités d’allusion, nous tenons l’aveu essentiel : quand M. de Chateaubriand s’en allait au tombeau de Jésus-Christ pour y honorer le berceau de sa foi, pour y puiser de l’eau du Jourdain, et, en réalité, pour y chercher des