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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/176

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CAUSERIES DU LUNDI.

montrant qu’on peut ne plus être savant à proprement parler, et valoir encore quelque chose. « Je puis donc dire, ajoutait Huet, que j’ai vu fleurir et mourir les Lettres, et que je leur ai survécu. » Ce qu’il disait là, ce n’était point par esprit chagrin, ni en qualité de vieillard qui dénigre le présent et se plaît à glorifier le passé ; personne n’eut l’esprit plus uni, plus égal et moins chagrin que Huet. Il donne très-bien les raisons de cette décadence, de ce rabaissement graduel des Lettres, qui consiste précisément dans leur vulgarisation plus facile et leur diffusion plus élémentaire. Au xvie siècle, au xve, bien des livres n’étaient que manuscrits, et par conséquent rares, chers, à la portée seulement du petit nombre. On avait peu de secours à attendre autour de soi, il fallait de grands efforts et une rare vigueur d’esprit pour surmonter les obstacles, pour conquérir la science ; il fallait jusqu’à un certain point être inventeur, avoir le zèle et le génie de la découverte, pour devenir savant : « Dans ces premiers temps d’obscurité et de ténèbres, ces grandes âmes (comme Huet appelle les savants de cette date primitive) n’étaient aidées que de la force de leur esprit et de l’assiduité de leur travail… Je trouve, disait-il spirituellement, la même différence entre un savant d’alors et un savant d’aujourd’hui, qu’entre Christophe Colomb découvrant le Nouveau-Monde et le maître d’un paquebot qui passe journellement de Calais à Douvres. » Huet écrivait cela à la fin du xviie siècle : que penserait-il donc aujourd’hui, que science et paquebot, tout marche à la vapeur ?

Huet naquit à Caen, en 1630, d’un père déjà vieillard, qui lui communiqua peut-être de ce tempérament rassis et de cette égalité d’âme qui le distingua dans toute sa longue vie ; d’une mère jeune, spirituelle, « d’une humeur charmante, d’un entretien enjoué, d’un esprit dé-