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CAUSERIES DU LUNDI.

la manière la plus plaisante, et je dirais la plus sensée si elle n’était humiliante et par trop rude. Car n’oublions pas qu’au beau milieu de ces Mémoires, et à travers toutes les diversités galantes et amoureuses qui les remplissent et dans lesquelles la personne principale s’est peinte à nous plus qu’en buste, la préoccupation, j’allais dire la chimère d’une éducation morale systématique, y tient une grande place, et, dans l’entre-deux de ses tendres faiblesses, Emilie ne cesse d’y faire concurrence à l’auteur dÉmile.

Il y eut un moment critique dans la vie de la pauvre Mme d’Épinay, et où sa réputation eut à subir un terrible assaut. Ce fut à la mort de Mme de Jully, sa belle-sœur, charmante femme, qui, sous ses airs indolents, possédait elle-même la philosophie du siècle dans toute son essence, et la pratiquait dans toute sa hardiesse et dans sa grâce. Enlevée brusquement à la fleur de l’âge, elle n’eut que le temps, en expirant, de confier à Mme d’Épinay une clef ; cette clef était celle d’un secrétaire qui renfermait des lettres à détruire : ce que Mme d’Épinay, au fait de tout, comprit et exécuta à l’instant. Mais un papier important, qui se rapportait aux affaires d’intérêt de son mari et de M. de Jully, ne s’étant pas retrouvé d’abord, elle fut soupçonnée de l’avoir brûlé avec les autres papiers dont on avait retrouvé les traces dans le foyer, et des bruits odieux, autorisés par la famille même, circulèrent. Ces bruits acquirent une telle consistance dans la société, qu’un jour, à un souper chez le comte de Friesen, Grimm, qui ne connaissait Mme d’Épinay que depuis assez peu de temps, dut prendre hautement sa défense, et provoqua une affaire dans laquelle il fut légèrement blessé. C’était commencer en preux chevalier, et Mme d’Épinay, dans sa reconnaissance, le nomma de ce titre et l’accepta pour tel.