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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/213

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MADAME D’ÉPINAY.

Il était temps : aux prises avec cette odieuse Mlle d’Ette, avec cet indigne Duclos, avec un mari plus extravagant que jamais, et qui entraînait Francueil dans ses propres dissipations et extravagances, Mme d’Épinay avait affaire à trop forte partie, et sa frêle organisation allait fléchir. Elle eut un moment l’idée de la dévotion, et de prendre Dieu comme pis-aller ; mais un excellent ecclésiastique qu’elle introduit et qu’elle fait parler fort sagement, l’abbé Martin, n’eut pas de peine à lui démontrer qu’elle méconnaissait son cœur. Ce fut à Grimm que revint le soin de le remettre dans la voie et de le guérir. Disons, à son honneur, qu’il s’y appliqua tout entier et qu’il y réussit.

On ne parle jamais de Grimm sans en dire beaucoup de mal, je ne sais en vérité pourquoi. Comme écrivain, c’est un des critiques les plus distingués, les plus fermes à la fois et les plus fins qu’ait produits la littérature française. Byron, qui ne prodigue pas ses éloges et qui se plaisait à la lecture de Grimm, a dit dans son Journal : « Grimm est un excellent critique et un bon historien littéraire. Sa Correspondance forme les Annales de la littérature de cette époque en France avec un aperçu de la politique et surtout du train de vie de ce temps. Il est aussi estimable et beaucoup plus amusant que Muratori ou Tiraboschi. Somme toute, c’est un grand homme dans son genre. » Ce jugement de Byron me paraît le vrai. On sent, en lisant Grimm, un esprit supérieur à son objet, et qui ne sépare jamais la littérature de l’observation du monde et de la vie. Toute la littérature de son temps est dans Grimm comme la société d’alors est chez Mme d’Épinay. On a appelé Diderot la plus allemande de toutes les têtes françaises : on devrait appeler Grimm le plus français de tous les esprits allemands. Comme caractère et comme homme, il semble avoir eu plus de qualités réelles et positives qu’aimables ; mais