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MADAME DE GRAFIGNY.

intitulé Rousseau à l’Ermitage ; un autre jour je pourrais faire, en compagnie de quelques visiteuses comme Mme Suard,Voltaire à Ferney. Aujourd’hui ce sera Voltaire à Cirey.

Il faut pourtant dire quelque chose de Mme de Grafigny, qui va être notre guide et notre introductrice. Françoise d’Issembourg d’Happoncourt (c’était son très-noble nom) était de Nancy, née le 13 février 1695. fille d’un des officiers du duc de Lorraine, et petite-nièce, par sa mère, du fameux Callot. Elle fut mariée à un officier et chambellan du duc de Lorraine, Huguet de Grafigny, homme dur et cruel, qui, par ses violences, mit plus d’une fois la vie de sa femme en danger, et qui finit ses jours dans une prison. Elle fut séparée de lui juridiquement, mais après des années de mauvais traitements et de martyre. Sa vie était un roman plus touchant sans doute que ceux qu’elle a écrits. Un soir, à Cirey, Mme du Châtelet lui ayant demandé par manière d’acquit si elle avait eu des enfants, Mme de Grafigny (fut induite à entamer son histoire ; elle la conta si bien, si naturellement, que toute la compagnie fut émue, et chacun le témoignait à sa manière. Mme du Châtelet, qui ne voulait point paraître trop tendre, riait pour s’empêcher de pleurer. Voltaire fondait bonnement en larmes, « car il n’a pas de honte, lui, de paraître sensible. » Celle qui racontait pleurait elle-même et tâchait de ne pas trop entrer dans les circonstances, de peur d’éclater. Ce soir-là, Mme du Châtelet ne fit point de géométrie ; Voltaire ne ferma point l’œil de la nuit, et il parut presque aussi touché le lendemain matin qu’il l’avait été la veille. Mais nous n’en savons pas plus du détail de l’histoire, et il nous faut rester sur cette impression des hôtes de Cirey.

Mme de Grafigny, au moment où nous la trouvons, est