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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/232

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CAUSERIES DU LUNDI.

stant, Voltaire fit tout pour qu’elle oubliât la triste scène dont il était bien honteux. On trouve dans sa Correspondance de cette époque, dans une lettre au duc de Richelieu, qui est juste de cette date, une vive recommandation pour Mme de Grafigny, qui avait été fort liée avec Mlle de Guise, devenue duchesse de Richelieu. Mais, à partir de ce jour, le charme de Cirey fut tout à fait rompu et détruit pour la triste voyageuse : elle ne s’y considéra plus que comme en prison et dans une véritable geôle, jusqu’à l’heure où elle put en sortir. Des accents vrais se font jour à cet endroit dans ses lettres, et rachètent ce que les premières avaient de trop petit et de trop indiscret. Elle a deux qualités du moins : elle aime ses amis avec sincérité et effusion, et elle a cette sensibilité qui comprend le malheur pour l’avoir tant éprouvé. Il en résulte chez elle deux ou trois élans de vérité, auxquels cet état de contrainte morale donne toute leur force.

Les dernières pages de ces Lettres de Cirey sont tristes, et démentent bien les premières. Oh ! que la lune de miel de cette première quinzaine est déjà loin ! Mme de Grafigny finit par juger Voltaire le plus malheureux homme du monde :


« Il sait tout ce qu’il vaut, dit-elle, et l’approbation lui est presque indifférente ; mais, par la même raison, un mot de ses adversaires le met ce qui s’appelle au désespoir : c’est la seule chose qui l’occupe et qui le noie dans l’amertume. Je ne puis vous donner l’idée de cette sottise, qu’en vous disant qu’elle est plus forte et plus misérable que son esprit n’est grand et étendu… Jugez du bonheur de ces gens que nous croyions avoir atteint à la félicité suprême ! Les querelles que je vous ai mandées dans le commencement vont leur train, jugez encore ! Cela me fait mal, parce que je sens le prix de toutes ses bonnes qualités, et que réellement il mérite d’être heureux. Je voudrais bien pouvoir lui dire tout ce que j’en pense ; mais entre l’arbre et l’écorce il ne faut pas mettre le doigt. »