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BÉRANGER.

phiques, d’un rhythme vif, svelte, allègre, enivrant ; c’est la meilleure peut-être, la plus belle et la plus parfaite de ses chansons que j’appelle désintéressées, et qui ne doivent rien aux circonstances. D’autres chants très-élevés du Recueil de 1833, tels que les Contrebandiers, le Vieux Vagabond, Jacques, Jeanne la Rousse, ont une forte teinte de ce socialisme qui a succédé, dans l’opinion du dehors, au libéralisme de la Restauration : Béranger est fort sensible et fort attentif à ces courants de l’atmosphère. Des esprits sévères et conséquents ont eu le droit de remarquer que le sentiment qui a inspiré ces petites pièces mènerait très-loin, et ils ont pu regretter que l’illustre poëte ne soit pas demeuré à l’Assemblée constituante pour défendre, expliquer, commenter et appliquer, s’il y avait lieu, la moralité de ces chansons, poétiquement très-belles. Ici, l’homme d’esprit chez Béranger, l’homme prudent, celui qu’on peut appeler (sauf respect) une grande coquette, l’a emporté, on ne craint pas de le dire, sur le citoyen et même sur le poëte. Un poëte tout à fait généreux, un André Chénier n’eût pas hésité. Mais Béranger vieilli, et voyant d’ailleurs à l’œuvre des poètes de conversion nouvelle, aura pensé qu’il était de trop dans l’arène ; il a eu la migraine et s’est dégoûté.

Des quelques chansons composées et publiées par lui depuis Février 1848, il n’y a rien à dire, sinon qu’elles n’offrent qu’un petit nombre de traits heureux, et qu’elles sont en général pénibles, rocailleuses et dures.

J’ai prononcé tout à l’heure le mot de coquette, et j’y tiens. C’est là un faible essentiel chez l’homme excellent dont nous parlons, un trait par lequel le Béranger véritable et réel diffère du Béranger de convention et de légende qui court les rues et qu’on voit sur les vignettes, Ceux qui ont eu le mieux occasion de le juger pensent