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CAUSERIES DU LUNDI.

rement aiguisée par quelque expression ou quelque image bien familière. Tout cela ne sied bien que dans sa bouche, elle le sait : aussi dit-elle « qu’elle ne veut pas que l’on prêche ses sermons, que l’on conte ses contes, ni qu’on touche à ses pincettes. »

S’étant de bonne heure posée en vieille femme et en maman des gens qu’elle reçoit, elle a un moyen de gouvernement, un petit artifice qui est à la longue devenu un tic et une manie : c’est de gronder ; mais c’est à faire à elle de gronder. N’est pas grondé par elle qui veut ; c’est la plus grande marque de sa faveur et de sa direction. Celui qu’elle aime le mieux est aussi le mieux grondé. Horace Walpole, avant d’avoir passé, enseignes déployées, dans le camp de Mme  Du Deffand, écrivait de Paris à son ami Gray ;


« (25 janvier 1766.) Mme  Geoffrin, dont vous avez beaucoup entendu parler, est une femme extraordinaire, avec plus de sens commun que je n’en ai presque jamais rencontré. Une grande promptitude de coup d’œil à découvrir les caractères, de la pénétration à aller au fond de chacun, et un crayon qui ne manque jamais la ressemblance ; et elle est rarement en beau. Elle exige pour elle et sait se conserver, en dépit de sa naissance et de leurs absurdes préjugés d’ici sur la noblesse, une grande cour et des égards soutenus. Elle y réussit par mille petits artifices et bons offices d’amitié, et par une liberté et une sévérité qui semble être sa seule fin en tirant le monde à elle ; car elle ne cesse de gronder ceux qu’elle a une fois enjôlés. Elle a peu de goût et encore moins de savoir, mais elle protège les artistes et les auteurs, et elle fait la cour à un petit nombre de gens pour avoir le crédit d’être utile à ses protégés. Elle a fait son éducation sous la fameuse Mme  de Tencin, qui lui a donné pour règle de ne jamais rebuter aucun homme ; car, disait l’habile matrone, « quand même neuf sur dix ne se donneraient pas un liard de peine pour vous, le dixième peut vous devenir un ami utile. » Elle n’a pas adopté ni rejeté en entier ce plan, mais elle a tout à fait gardé l’esprit de la maxime. En un mot, elle nous offre un abrégé d’empire qui subsiste au moyen de récompenses et de peines. »