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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/330

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CAUSERIES DU LUNDI.

de son influence. Elle craignait les mouvements trop brusques et les changements trop prompts : « Il ne faut pas, disait-elle, abattre la vieille maison avant de s’en être bâti une nouvelle. » Elle tempérait tant qu’elle pouvait l’époque, déjà ardente, et tâchait de la discipliner. C’était une mauvaise note auprès d’elle, quand on était de ses dîners, de se faire mettre à la Bastille ; Marmontel s’aperçut qu’il avait fort baissé dans sa faveur après son affaire de Bélisaire. En un mot, elle continue de représenter l’esprit déjà philosophique, mais encore modérateur, de la première partie du siècle, tant qu’il n’avait pas cessé de reconnaître de certaines bornes. Je me peins assez bien cette application constante de Mme Geoffrin par une image : elle avait fait ajouter après coup une perruque (une perruque en marbre, s’il vous plaît) au buste de Diderot par Falconet.

Sa bienfaisance était grande autant qu’ingénieuse, et chez elle un vrai don de nature : elle avait l’humeur donnante, comme elle disait. Donner et pardonner, c’était sa devise. Le bienfait de sa part était perpétuel. Elle ne pouvait s’empêcher de faire des cadeaux à tous, au plus pauvre homme de Lettres comme à l’impératrice d’Allemagne, et elle les faisait avec cet art et ce fini de délicatesse qui ne permet pas de refuser sans une sorte de grossièreté. Sa sensibilité s’était perfectionnée par la pratique du bien et par un tact social exquis. Sa bienfaisance avait, comme toutes ses autres qualités, quelque chose de singulier et d’original qui ne se voyait qu’en elle. On en a cité mille traits charmants, imprévus, dont Sterne eût fait son profit ; je n’en rappellerai qu’un. On lui faisait remarquer un jour que tout était chez elle en perfection, tout, excepté la crème, qui n’était point bonne.

— « Que voulez-vous ? dit-elle, je ne puis changer ma laitière. » — « Eh ! qu’a donc fait cette laitière, pour