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GOETHE ET BETTINA.

de ce jour-là ou le lendemain, Bettina revit Goethe chez Wieland, et, comme elle faisait la jalouse d’un bouquet de violettes qu’il tenait à la main et qu’elle supposait qu’une femme lui avait donné, il le lui jeta en disant : « Ne peux tu te contenter que je te les donne ? » C’est un mélange singulier que ces premières scènes de Weimar, à demi enfantines, à demi mystiques, et dès l’abord si vives ; il n’aurait pas fallu pourtant les recommencer tous les jours. À la seconde rencontre qui eut lieu à Wartbourg, à quelques mois d’intervalle, comme la voix manquait à Bettina pour s’exprimer, Goethe lui posa la main sur la bouche et lui dit : « Parle des yeux, je comprends tout, » Et quand il s’aperçut que les yeux de la charmante enfant, de l’enfant brune et téméraire, étaient remplis de larmes, il les lui ferma, en ajoutant avec grande raison : « Du calme ! du calme ! c’est ce qui nous convient à tous deux. » Mais n’êtes-vous pas tenté de vous demander en lisant ces scènes : Qu’en dirait Voltaire ?

Sortons un peu des habitudes françaises pour nous faire une idée juste de Goethe. Personne n’a mieux parlé que lui de Voltaire même, ne l’a mieux défini et compris comme le type excellent et complet du génie français ; tâchons à notre tour de lui rendre la pareille en le comprenant, lui le type accompli du génie allemand. Goethe est, avec Cuvier, le dernier grand homme qu’ait vu mourir le siècle. Le propre de Goethe était l’étendue, l’universalité même. Grand naturaliste et poëte, il étudie chaque objet et le voit à la fois dans la réalité et dans l’idéal ; il l’étudie en tant qu’individu, et il l’élève, il le place à son rang dans l’ordre général de la nature ; et cependant il en respire le parfum de poésie que toute chose recèle en soi. Goethe tirait de la poésie de tout ; il était curieux de tout. Il n’était pas un homme, pas une branche d’étude