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BARNAVE.

en novembre 93 ; pendant le trajet, et prévoyant le terme prochain, il écrivait de Dijon à l’une de ses sœurs une lettre qui est comme le testament de cette âme grave, noble et stoïquement tendre :


« Je suis encore dans la jeunesse, écrivait-il, et cependant j’ai déjà connu, j’ai déjà éprouvé tous les biens et tous les maux dont se forme la vie humaine ; doué d’une imagination vive, j’ai cru longtemps aux chimères ; mais je m’en suis désabusé, et, au moment où je me vois près de quitter la vie, les seuls biens que je regrette sont l’amitié (personne plus que moi ne pouvait se flatter d’en goûter les douceurs), et la culture de l’esprit, dont l’habitude a souvent rempli mes journées d’une manière délicieuse. »


Mais il reconnaît en même temps que cette jouissance modérée, tout en le consolant, ne lui suffisait pas pour le bonheur. S’occupant alors de ceux qui vont survivre, de sa mère, de ses sœurs, des amis qu’il n’ose nommer, il parle avec cet accent qui dénote l’intégrité morale conservée tout entière. L’honneur domestique et la religion de la famille respirent dans ces recommandations affectueuses à ses sœurs :


« Avant tout, n’épousez que des hommes dont la conduite et les sentiments puissent aller avec les vôtres ; eussent-ils peu de fortune, pourvu qu’ils y suppléent par un état ou une capacité de travail, ne vous arrêtez pas à cet obstacle. Il faut pouvoir sentir et penser ensemble, et ne former entre vous qu’une famille comme nous étions : c’est la première base du bonheur. »


En finissant, il n’a pas l’air de croire avec bien de la certitude à la persistance de la pensée au delà de cette vie :


« Mes bonnes amies, l’espoir que vous parviendrez à une existence heureuse embellira mes derniers moments, il remplira mon cœur. Si, au delà de la vie, ce sentiment existait encore, si l’on se rappelait ce qu’on a quitté, cette idée serait la plus douce pour moi. Que, peu à peu, mon idée devienne tendre sans être douloureuse, Songez que j’ai fait un voyage éloigné, que je ne souffre pas, que