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M. DE MALESHERBES


« Ainsi, Monsieur, écrivait-il, je vous prie en grâce de me la passer. Tout mon article n’est fait que pour amener cette chute, et je suis perdu si vous me la retranchez. Je vous supplie, Monsieur, de m’accorder cette grâce. Ce n’est point une supposition en l’air quand j’ai l’honneur de vous dire, Monsieur, que j’ai lu le Te Voltarium à deux évêques ; rien de plus certain et de plus vrai. J’aurai l’honneur de vous les nommer, lorsque j’aurai celui de vous voir ; ils n’en ont fait que rire. »


M. de Malesherbes avait ri aussi et le lui avait passé. Voltaire, c’est tout simple, entra en fureur ; il avait insulté Fréron sur la scène, mais Fréron lui répondait dans sa feuille ; il ne pouvait concevoir une telle audace. Ses lettres de ce temps sont remplies, à tout propos, de véritables invectives contre M. de Malesherbes, qu’il représente comme le protecteur des feuilles de Fréron, parce que cet homme juste n’en était pas le persécuteur. Il va, dans son délire d’amour-propre, jusqu’à écrire, par allusion à ce nom vénéré : « Le nom de Fréron est sans doute celui du dernier des hommes, mais celui de son protecteur serait à coup sûr l’avant-dernier. » À l’entendre, M. de Malesherbes avilit la littérature, il fait entrer dans ses calculs de budget le produit des infamies de Fréron, il aime le chamallis ! (lui, M. de Malesherbes, accusé par Voltaire d’aimer le chamaillis !) : la plume s’arrête à transcrire de telles injures. Mais que M. de Malesherbes quitte la Direction de la librairie, alors Voltaire, ramené au sang-froid et à des sentiments plus justes, écrira à d’Argental ( 14 octobre 1763) : « M. de Malesherbes n’avait pas laissé de rendre service à l’esprit humain en donnant à la presse plus de liberté qu’elle n’en a jamais eue. Nous étions déjà à moitié chemin des Anglais… » De tels rapprochements sont toute une histoire, tout le portrait d’un homme, que dis-je ? le portrait plus ou moins de tous les hommes.