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CAUSERIES DU LUNDI.

ce sujet, M. de Malesherbes écrivait à d’Alembert une admirable lettre qu’on peut lire dans les Mémoires de l’abbé Morellet, et dans laquelle sont posés tous les vrais principes de la tolérance littéraire. Il y joignit une lettre à l’abbé Morellet, qui s’était entremis dans cette affaire, et il lui disait :


« Pour les gens de Lettres, l’expérience m’a appris que quiconque a à statuer sur les intérêts de leur amour-propre, doit renoncer à leur amitié, s’il ne veut affecter une partialité qui le rende indigne de leur estime. »

— « Je suis très-accoutumé, disait-il encore en une autre occasion, aux boutades et aux espèces d’accès auxquels les gens de Lettres sont sujets ; je ne m’en offense jamais, parce que je sais que ce sont de petits défauts inséparables de leurs talents. »


Notez bien que l’irascibilité de d’Alembert ne l’empêche pas de demander à M. de Malesberbes, quelques mois après, une permission tacite pour imprimer à Lyon (sous la rubrique de Genève) ses Mélanges de littérature. On lui donne un censeur encyclopédiste pour la forme, et les épreuves vont et viennent sous le couvert de M. de Malesberbes. C’est par cette voie et par ce moyen que les épreuves de la Nouvelle Héloïse voyageaient également d’Amsterdam à Montmorency. M. de Malesberbes, qui les lisait au passage, avisait lui-même aux corrections à faire pour que l’ouvrage pût avoir cours en France, et il se concilia, malgré ces services aimables, la reconnaissance de Rousseau, infidèle ici à son ingratitude naturelle. Cette reconnaissance, au reste, a porté bonheur à Rousseau, qui n’a rien écrit de plus beau que les quatre Lettres à M. de Malesherbes. Je pourrais multiplier les exemples et montrer en un plus grand nombre de cas quel fut le rôle précis de M. de Malesherbes, dépositaire de l’autorité, dans ses rapports avec les gens de Lettres de son temps ; com-