Aller au contenu

Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, II, 5e éd.djvu/550

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
540
CAUSERIES DU LUNDI.

époque de sa vie, le jeune écrivain, bien qu’émigré, n’avait épousé de cœur aucune cause politique ; on se rappelle son mot sur Chamfort : « Je me suis toujours étonné qu’un homme qui avait tant de connaissance des hommes, eût pu épouser si chaudement une cause quelconque. » Un tel mot donne la mesure des convictions de M. de Chateaubriand au moment où il l’écrivait. Il ne faut jamais oublier, en le jugeant plus tard, cette indifférence fondamentale sur laquelle germèrent, depuis, toutes les passions, toutes les espérances et les irritations politiques, et les plus magnifiques phrases qu’ait jamais produites talent d’écrivain. Mais ce fond d’indifférence subsista toujours, et il se retrouve subitement chez lui aux instants où l’on s’y attend le moins. En réimprimant son Essai en 1826, et en le voulant juger, l’auteur disait, dans la Préface nouvelle : « On y trouvera aussi un jeune homme exalté plutôt qu’abattu par le malheur, et dont le cœur est tout à son roi, à l’honneur et à la patrie, » Il y a anachronisme dans ces trois mots, et le jeune Chateaubriand n’avait nullement ce triple culte, surtout le premier. Si, dans l’Essai, il parle très-sévèrement des républicains, il ne parle pas mieux des royalistes : « Le républicain, y dit-il, sans cesse exposé à être pillé, volé, déchiré par une populace furieuse, s’applaudit de son bonheur ; le sujet, tranquille esclave, vante les bons repas et les caresses de son maître. » Et sa conclusion était à la façon de Rousseau pour l’homme de la nature, et en faveur des forêts vierges du Canada. Jeune, M. de Chateaubriand put donc obéir à l’honneur et payer sa dette en émigrant, mais il n’était nullement royaliste de cœur et d’affection, et il n’a pas menti à la fin de sa carrière quand il a dit, en s’en vantant : « Notre cœur n’a jamais beaucoup battu pour les rois. »