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M. RIGAULT.

ces périodes immenses dont le sens vaste, mais confus, ne commence à se développer que lorsqu’il plaît au verbe dominant de se montrer, verbe que l’Orateur romain s’obstine à faire marcher à la suite de toutes les idées qu’il aurait dû précéder selon l’ordre de nos conceptions. » Voilà la contradiction nettement posée. Rivarol se chargera de confirmer et de mettre en relief la pensée de l’abbé de Pons quand il dira dans son Discours sur l’Universalité de la Langue française :

« Le français, par un privilége unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison ; et on a beau, par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe ; et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations, la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair, n’est pas français ; ce qui n’est pas clair est encore anglais, italien, (allemand), grec ou latin. »

L’abbé de Pons n’admet point que les langues soient autre chose que des systèmes de signes arbitraires établis pour le commerce mutuel des pensées. Pour mieux raisonner, il se plaît à supposer (anticipant sur l’invention de la Statue de Condillac) que les hommes sont nés sourds, créés sans l’organe de l’ouïe : « Comment auraient-ils fait ? se demande-t-il. — Ils auraient imaginé des figures variées : voilà nos lettres ; ils auraient différemment combiné ces figures entre elles : voilà nos mots. » Il continue de raisonner ainsi, dans l’hypothèse que nous sommes nés sourds, que nous ne notons la pensée que pour les yeux. Il croit par là simplifier la question ; il ne fait que mutiler l’homme. Il n’y a, selon lui, aucun rapport entre les mots des langues et les pensées dont ces mots sont les signes. Un mot n’est pas plus beau par lui-même qu’un autre mot ; une expression n’est ni plus noble ni plus brillante qu’aucune