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DE JOSEPH DELORME


MA MUSE


Non, ma Muse n’est pas l’odalisque brillante
Qui danse les seins nus, à la voix sémillante,
Aux noirs cheveux luisants, aux longs yeux de houri ;
Elle n’est ni la jeune et vermeille Péri,
Dont l’aile radieuse éclipserait la queue
D’un beau paon, ni la fée à l’aile blanche et bleue,
Ces deux rivales sœurs, qui, dès qu’il a dit oui,
Ouvrent mondes et cieux à l’enfant ébloui.
Elle n’est pas non plus, ô ma Muse adorée !
Elle n’est pas la vierge ou la veuve éplorée.
Qui d’un cloître désert, d’une tour sans vassaux,
Solitaire habitante, erre sous les arceaux,
Disant un nom ; descend aux tombes féodales ;
À genoux, de velours inonde au loin les dalles,
Et, le front sur un marbre, épanche avec des pleurs
L’hymne mélodieux de ses nobles malheurs.

Non ; — mais, quand seule au bois votre douleur chemine,
Avez-vous vu là-bas, dans un fond, la chaumine
Sous l’arbre mort ? auprès, un ravin est creusé ;
Une fille en tout temps y lave un linge usé.
Peut-être à votre vue elle a baissé la tête ;
Car, bien pauvre qu’elle est, sa naissance est honnête.
Elle eût pu, comme une autre, en de plus heureux jours
S’épanouir au monde et fleurir aux amours ;
Voler en char, passer aux bals, aux promenades ;
Respirer au balcon parfums et sérénades ;
Ou, de sa harpe d’or éveillant cent rivaux,
Ne voir rien qu’un sourire entre tant de bravos.