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POÉSIES


Tacendo il nome di questa gentilissima.
Dante, Vita nuova.


Toujours je la connus pensive et sérieuse :
Enfant, dans les ébats de l’enfance joueuse
Elle se mêlait peu, parlait déjà raison ;
Et, quand ses jeunes sœurs couraient sur le gazon,
Elle était la première à leur rappeler l’heure,
À dire qu’il fallait regagner la demeure ;
Qu’elle avait de la cloche entendu le signal ;
Qu’il était défendu d’approcher du canal,
De troubler dans le bois la biche familière,
De passer en jouant trop près de la volière :
Et ses sœurs l’écoutaient. Bientôt elle eut quinze ans,
Et sa raison brilla d’attraits plus séduisants :
Sein voilé, front serein où le calme repose,
Sous de beaux cheveux bruns une figure rose,
Une bouche discrète au sourire prudent,
Un parler sobre et froid, et qui plaît cependant ;
Une voix douce et ferme, et qui jamais ne tremble,
Et deux longs sourcils noirs qui se fondent ensemble.
Le devoir l’animait d’une grave ferveur ;
Elle avait l’air posé, réfléchi, non rêveur :
Elle ne rêvait pas comme la jeune fille,
Qui de ses doigts distraits laisse tomber l’aiguille,
Et du bal de la veille au bal du lendemain
Pense au bel inconnu qui lui pressa la main.
Le coude à la fenêtre, oubliant son ouvrage,
Jamais on ne la vit suivre à travers l’ombrage
Le vol interrompu des nuages du soir,
Puis cacher tout d’un coup son front dans son mouchoir.