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DE JOSEPH DELORME.

expliquez-lui bien comment, à part ces légères différences de nappes épanchées et de course vagabonde, il ressemble tout à fait d’ailleurs au noble et beau fleuve qui découle majestueusement dans la ville capitale entre deux quais réguliers de pierre de taille. C’est là, en effet, toute la ressemblance entre Racine et Lamartine. Et ce dernier, à prendre les choses par le fond, à examiner le moule intérieur de la forme et les traits caractéristiques du dessin, aurait plus de parenté encore, selon moi, avec André Chénier qu’avec l’illustre auteur d’Athalie. Qu’on relise, par exemple, l’Homère de Chénier, et ces paroles divines qui abondent de la bouche du grand vieillard.

Comme en hiver la neige au sommet des collines,


et puis qu’on décide après si, à l’exception d’une curiosité plus attentive et de quelque chose de plus gracieusement étrange dans le détail, ces flots de saintes mélodies ne se déroulent pas à la manière du grand fleuve Éridan ; si cet Homère de Chénier n’est pas le frère jumeau de celui de Childe-Harold, et si l’un comme l’autre poëte moderne n’aurait pas le droit de dire de lui-même, à la face de Racine étonné :


Quelquefois seulement, quand mon âme oppressée
Sent en rhythmes nombreux déborder ma pensée,
Au souffle inspirateur du soir dans les déserts,
Ma lyre abandonnée exhale encor des vers !
J’aime à sentir ces fruits d’une sève plus mûre
Tomber, sans qu’on les cueille, au gré de la nature ;
Comme le sauvageon secoué par les vents,
Sur les gazons flétris, de ses rameaux mouvants
Laisse tomber ses fruits que la branche abandonne,
Et qui meurent au pied de l’arbre qui les donne.

(Méditations.)


Mais, quand les fruits sont tombés, ou plutôt à mesure qu’ils tombent, la Muse d’André Chénier est là comme une jeune fille qui passe ; et elle les reçoit et les range dans une corbeille de jonc tressée de ses mains ; et, avant de les porter en offrande à