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PENSÉES

rejetant sévèrement le mot vague et général, employer à l’occasion et placer à propos quelques-uns de ces mots indéfinis, inexpliqués, flottants, qui laissent deviner la pensée sous leur ampleur : ainsi des extases choisies, des attraits désirés, un langage sonore aux douceurs souveraines ; les expressions d’étrange, de jaloux, de merveilleux, d’abonder, appartiennent à cette famille d’élite. Il est aussi rare de les rencontrer chez Delille et ses disciples que d’y rencontrer le mot propre, le trait naïvement pittoresque. Le style d’André Chénier réunit ces deux sortes d’expressions et les relève l’une par l’autre. C’est comme une grande et verte foret dans laquelle on se promène : à chaque pas, des fleurs, des fruits, des feuillages nouveaux ; des herbes de toutes formes et de toutes couleurs ; des oiseaux chanteurs aux mille plumages ; et çà et là de soudaines échappées de vue, de larges clairières ouvrant des perspectives mystérieuses et montrant à nu le ciel.


XVI

Depuis que nos poëtes se sont avisés de regarder la nature pour mieux la peindre, et qu’ils ont employé dans leurs tableaux des couleurs sensibles aux yeux, qu’ainsi, au lieu de dire un bocage romantique, un lac mélancolique, ils disent un bocage vert et un lac bleu, l’alarme s’est répandue parmi les disciples de madame de Staël et dans l’école genevoise ; et l’on se récrie déjà comme à l’invasion d’un matérialisme nouveau. La splendeur de cette peinture inaccoutumée offense tous ces yeux ternes et ces imaginations blafardes. On craint surtout la monotonie, et il semble par trop aisé et par trop simple de dire que les feuilles sont vertes et les flots bleus. En cela peut-être les adversaires du pittoresque se trompent. Les feuilles, en effet, ne sont pas toujours vertes, les flots ne sont pas toujours bleus ;