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LES CONSOLATIONS.

À mon jeune matin si voilé de mystère,
À tant de pleurs obscurs en secret dévorés,
À tant de biens trompeurs ardemment espérés,
Qui ne viendront jamais,… qui sont venus peut-être !
En suis-je plus heureux qu’avant de les connaitre ?
Et, tout rêvant ainsi, pauvre rêveur, voilà
Que soudain, loin, bien loin, mon âme s’envola,
Et d’objets en objets, dans sa course inconstante,
Se prit aux longs discours que feu ma bonne tante
Me tenait, tout enfant, durant nos soirs d’hiver,
Dans ma ville natale, à Boulogne-sur-Mer.
Elle m’y racontait souvent, pour me distraire,
Son enfance, et les jeux de mon père, son frère,
Que je n’ai pas connu ; car je naquis en deuil,
Et mon berceau d’abord posa sur un cercueil.
Elle me parlait donc, et de mon père, et d’elle ;
Et ce qu’aimait surtout sa mémoire fidèle,
C’était de me conter leurs destins entraînés
Loin du bourg paternel où tous deux étaient nés.
De mon antique aïeul je savais le ménage,
Le manoir, son aspect et tout le voisinage ;
La rivière coulait à cent pas près du seuil ;
Douze enfants (tous sont morts !) entouraient le fauteuil,
Et je disais les noms de chaque jeune fille,
Du curé, du notaire, amis de la famille,
Pieux hommes de bien, dont j’ai rêvé les traits,
Morts pourtant sans savoir que jamais je naîtrais.

Et tout cela revint en mon âme mobile,
Ce jour que je passais le long du quai, dans l’île.

Et bientôt, au sortir de ces songes flottants,
Je me sentis pleurer, et j’admirai longtemps
Que de ces hommes morts, de ces choses vieillies