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JUGEMENTS ET TÉMOIGNAGES.

basses fantaisies, rêvant un monde meilleur, et remuant avec joie toutes les fanges de la vie ; repoussant l’idée de Dieu, et incessamment poursuivi de la pensée du suicide. Ici le désespoir a fait place à une douce tristesse, l’impiété s’est convertie en un vague sentiment religieux. Vous vous souvenez des admirables leçons où M. Cousin nous a si bien peint l’état singulier de ces âmes qui, par dégoût du scepticisme, se jettent dans le mysticisme, et l’embrassent avec amour. Eh bien ! on pourrait dire que les Poésies de Joseph Delorme et les Consolations sont les deux chaînons qui unissent l’un à l’autre. Le scepticisme, dans Joseph Delorme, n’était pas encore parti, mais il s’en allait. Le mysticisme, dans les Consolations, n’est pas encore venu, mais il vient. Ce n’est point l’orgueilleuse et triste incrédulité de lord Byron, encore moins la foi paisible et pure de M. de Lamartine : c’est un état bien plus commun aujourd’hui, état d’incertitude et de transition, penchant vers la philosophie par l’esprit, vers la religion par le cœur, ne croyant pas, mais aspirant à croire. En un mot, pour parler comme l’auteur, la maladie commence à céder, et c’est à la poésie d’abord, c’est surtout à l’amitié qu’il en est redevable. Aussi dans cette nouvelle phase de son existence la poésie et l’amitié sont-elles intimement unies. Chaque morceau du recueil porte le nom d’un ami, non par une vaine affectation, mais parce que le souvenir de cet ami était en effet présent, lorsque le morceau a été composé. Et si, parmi ces noms, il en est un qui revient sans cesse, c’est que celui que ce nom désigne n’est jamais absent de la pensée de l’auteur, c’est que, plus que personne, cet ami a su décider en lui la crise dont il se réjouit. Nous savons tout ce que peuvent prêter au ridicule ce dévouement sans bornes et cette admiration sans limites ; mais nous sentons aussi tout ce qu’ils ont de sincère et par conséquent de touchant.

« On le voit : ici l’auteur et le livre sont tellement identifiés, que, raconter l’histoire de l’un, c’est presque rendre compte de l’autre. Assurément, que l’état que nous tenons de décrire soit ou non raisonnable et bon, il est vrai, il est profond, et par conséquent éminemment poëtique. Reste à savoir si l’exécution n’a pas manqué à la conception et l’artiste au penseur. Car ce n’est pas tout de renfermer en son sein une mine de poésie abondante et riche ; il faut encore l’en extraire et la montrer pure et brillante au dehors. D’après ce que nous avons dit en commençant, on connaît déjà un des caractères principaux de la forme poétique de M. Sainte-Beuve : c’est la lenteur avec laquelle sa pensée se développe. On ne peut donc, nous le répétons, le juger sur un fragment détaché, ni même sur une pièce entière isolée des pièces qui précédent et qui suivent