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PORT-ROYAL

en commun (vœu de pauvreté, premier point de la vie religieuse) ; ce qui fut accepté et exécuté sur l’heure avec assez d’élan. Chaque religieuse apporta ce qu’elle possédait, hardes et cassette : on cite l’exemple touchant d’une bonne religieuse, sourde et muette depuis des années, laquelle, ayant compris au mouvement des autres soeurs ce qu’on voulait faire, se hâta de les imiter, et, quoique plus soigneuse qu’aucune jusqu’alors, courut en hâte chercher son paquet pour le jeter en commun. — Depuis ce jour-là même, est-il dit, la Mère perdit sa fièvre quarte.

On cite encore une autre vieille religieuse, la sœur Morel, la plus ancienne de la maison et qui avait une grande répugnance à mettre sa petite part en commun. Elle s’y résigna pourtant, hors sur un point auquel elle tenait trop : elle rendit tout, excepté un petit jardin qui lui était particulier, et qui faisait, dit-on, son idole : c’était l’idole favorite[1] Nous avons tous un petit jardin et l’on y tient souvent plus qu’au grand. Si l’on pouvait toucher à un mot de l’Écriture, je dirais, en rappelant le saint verset : «… Et le jeune homme s’en alla triste, car il avait un petit bien.» Dame Morel entrait dans de grandes colères, si quelque religieuse ou quelque bon Père capucin lui parlait avec affliction de cette réserve illégitime. Enfin, un jour, sans qu’on lui en eût parlé, et par pur miracle intérieur, elle se rendit ; elle envoya, dans une lettre, la clef du jardin, comme d’une dernière citadelle ; en effet, c’était la clef de son coeur.

Vers ce temps, la mère Angélique retirait de Saint-Cyr, et fixait près d’elle, à Port-Royal, sa soeur Agnès, dont j’ai marqué déjà la forme d’esprit si différente. Elle essayait d’agir sur ce naturel à la fois dévot et glorieux,

  1. On peut voir, dans les Discours de M. Vinet, celui qui a pour titre : Des Idoles favorites.