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PORT-ROYAL

voyant Corneille hésiter dans ses préférences paternelles entre Cinna et Rodogune, il passe entre les deux et va droit à la palme sainte qu’il juge la plus belle.

Le dix-huitième siècle lui rendit aussi pleine justice, tout dix-huitième siècle qu’il était. Voltaire, dans ce Commentaire, grammaticalement si léger, sur Corneille, met pourtant le doigt sur les grands points et fait ressortir à merveille les principales et essentielles marques du chef-d’œuvre, l’extrème beauté, dit-il, du rôle de Sévère, la situation piquante de Pauline et sa scène admirable avec Sévère au IV acte, qui assurent à cette pièce un succès éternel. Auteur de Zaïre, lui aussi, par un coin, il relevait, au théâtre, de l’art sacré. D’autres critiques depuis, et fort compétents, M. Lemercier surtout, ont dignement et profondément parlé de Polyeucte. On est même allé, et ce dernier critique y penche, à accorder une importance croissante au rôle de Sévère et à en faire le grand rôle de la pièce, le centre de l’idée de Corneille. Ce point mérite d’être éclairci.

Sévère est un caractère tout grand, tout désintéressé, tout chevaleresque en un sens, mais un rôle humain ; c’est l'idéal humain de la pièce, dont le reste exprime l’idéal chrétien. Sévère sauve l’empereur dans un combat ; il est blessé, fait prisonnier ; mais le roi de Perse, son vainqueur, le traite en Bayard. Sévère, de retour, au plus haut degré de la faveur de César, n’en abuse en rien. Sa maîtresse s’est mariée à un autre pendant son absence : il la revoit, il lui parle, veut lui arracher du moins un regret, et, dès qu’il l’a cru surprendre, il est content ; il ne souhaite plus que de mourir d’une belle mort dans les combats ; il s’écrie :

Puisse le juste Ciel, content de ma ruine,
Combler d’heur et de jours Polyeucte et Pauline !

C’est le généreux humain dans toute sa beauté. Plus