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LIVRE PREMIER

théâtre se fit par le Saint Genest de Rotrou. Le succès de Polyeucte, on le voit dans les annales du théâtre français d’alors, excita une sorte de recrudescence de sujets religieux ; les La Serre, les Des Fontaines se mirent en frais de martyres ; les Sainte Catherine, les Saint Alexis moururent coup sur coup : on ne se souvient que de Saint Genest. Rotrou, fortement ému de la pièce sublime de Corneille, et qui ne rougissait pas de paraître suivre en disciple celui qui, par un naïf renversement de rôle, le nommait son père, produisit, peu d’années après (1646), cette autre tragédie de la même famille exactement et qui, je l’ai déjà indiqué, ressuscite et clôt sur notre théâtre l’ancien genre des martyres. Saint Genest fait le second de Polyeucte ; et tous deux sont des rejetons imprévus, au seuil du théâtre classique, d’une culture longtemps florissante au Moyen-Age, mais depuis lors tout à fait tombée. Il arrive souvent ainsi, en littérature, que des séries entières d’œuvres antérieures, appartenant à une période finissante de la civilisation avec laquelle elles s’en vont disparaître elles-mêmes, se retrouvent soudainement dans une dernière œuvre modifiée et supérieure, qui les abrège, les résume et en dispense. L’Arioste, au moment où la chevalerie vaincue tombe et se brise, en recueille, en rassemble, en embrouille malignement dans sa trame si diverse les fils, les devises et les couleurs nuancées, et voilà que ce qui a précédé n’est plus guère lu que par lui, chez lui, ou grâce à lui. Ce qu’est l’Arioste pour toute une famille de chevaleresques badins dont il a profité et qu’il éclipse, le Tasse l’a été dans l’autre perspective glorieuse et pathétique de la chevalerie prise au sérieux, qu’il embrasse et qu’il couronne. La Jérusalem délivrée est un poème de chevalerie refait à la manière et à l’usage du seizième siècle et des suivants. Les anciens poèmes restent dans