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LIVRE PREMIER.

la Grâce est le mieux posée et comme sur le point d’être résolue, il est ajouté aussitôt, par manière de confusion prudente et de mystère : « Oh ! profondeur des trésors de la sagesse et de la science du Seigneur ! Qu’incompréhensibles sont ses jugements et insondables ses voies ! Car qui a connu le sens de Dieu, et qui donc a été son conseiller[1] ? »

De contraste en conciliation, je suis amené à un dernier entre-deux qui est caractéristique chez saint François de Sales et qui peut seul achever de donner sa mesure, je veux dire l’alliance qui se faisait en lui entre la vertu mystique, contemplative, la charité dans toute sa candeur, et la finesse du jugement humain dans toute sa sagacité. Ce serait se faire une bien fausse image, en effet, que de ne voir dans le bénigne prélat qu’un adorable mystique. Sa vie entière, toute de négociations, de mission et d’apostolat, montre des qualités très-précises

  1. Épitre aux Rom., chap. XI, 33 et 34. — Saint François de Sales me paraît avoir mis quelque chose de cette sainte obscurité voulue dans son Traité de l’Amour de Dieu ; on lit dans le premier Esprit (1639, part. III, chap. XV) cette remarque sur le Théotime, qu’on a eu le tort de retrancher depuis ; c’est Camus qui parle : « Son Traité de l’Amour de Dieu est une pièce fort estudiée et laborieuse, quoique rien n’y paroisse de travaillé, beaucoup moins de forcé, parce qu’il escrivoit avec une clarté et un jugement à ravir. Une fois il lui arriva de me dire que quatorze lignes de ce livre-là lui avoient causé la lecture de plus de douze cens pages de grand volume, c’est-à-dire en feuille (in-folio). Ma curiosité me porta aussi tost à lui demander où elles estoient : mais il destourna ce propos dextrement, me disant que je cognoistrois par là la foiblesse et pesanteur de son esprit. Nous parlions alors de la Grâce efficace ; et il me renvoya au Théotime pour y apprendre son sentiment : je lui di que je m’efforçois de le suivre, mais que je ne l’y pouvois attraper : ce qui me laissa une conjecture que c’estoit cette matière qui l’avoit si fort porté à la lecture. » Ainsi le curieux Camus, qui, près de son ami, se brûle étourdiment à la lumière, ne tire rien de plus clair à cet endroit délicat, et nous-même nous n’y voyons en définitive qu’une certaine obscurité éclairée seulement de charité.