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PORT-ROYAL.

d’enfant ; après les lui avoir souvent préparées lui-même, il les retrouvoit avec une tout autre autorité dans sa bouche et s’en édifioit. M. de Sainte-Marthe, de même, l’écoutoit comme un oracle. C’étoit lui qui décidoit de la vocation à l’état ecclésiastique et de l’entrée dans les Ordres. Tout ce qui se faisoit à Port-Royal des Champs, chez ces Messieurs, passoit à son tribunal…» Un jour, dans le temps qu’on bâtissait le plus dans ce désert, les voyant un peu trop mêlés aux travaux manuels, il y mit ordre aussitôt et les arrêta avec force, leur faisant honte sur ce déguisement de distraction qui les entraînait. Pour achever cet admirable portrait qui nous est laissé d’un gouverneur des âmes, d’un de ces hommes dont toutes les paroles (selon l’une des siennes) étaient au poids du sanctuaire, c’est par M. Singlin que Pascal entra d’abord et définitivement dans l’esprit de Port-Royal, quoiqu’il ait passé bientôt sous M. de Saci ; c’est par lui que la duchesse de Longueville fut guidée dans toute la crise si pénible de sa conversion. Forcé de se dérober dans la persécution de 1661, il se rendait régulièrement du faubourg Saint-Marceau jusqu’à l’hôtel de Longueville, déguisé en manteau court et en grande perruque, d’un air de médecin, se disant qu’il l’était en effet. À la vue de son travestissement il ne pouvait s’empêcher quelquefois de sourire, et il disait à Fontaine, avec cette sobre gaieté du chrétien, qui n’ose s’essayer encore que derrière l’Écriture : «Manus quidem, manus sunt Esaü ; oui, ce sont bien les mains d’Esaü ; me voilà dans toute la ressemblance des gens du monde ; mais tâchons que là-dessous j’aie toujours la voix de Jacob.» Cet homme, non certes sans esprit (on le voit), mais d’un esprit solide avant tout, et sans grande théologie, menait donc tous ces autres esprits, ou féminins et délicats, ou supérieurs et pleins de doctrine, et les menait à bien.