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LIVRE DEUXIÈME.

tion ; nous le suivrons bientôt convertissant et guidant, durant ce temps de ses liens, plus d’âmes peut-être qu’il n’avait fait encore jusque-là.

Nos solitaires pourtant n’étaient pas restés à l’abri de l’orage. Dès le commencement de juin, c’est-à-dire quinze jours environ après l’arrestation de M. de Saint-Cyran, l’archevêque leur avait fait dire qu’il avait ordre de la Cour de ne pas les laisser dans leur petit logis de Paris et qu’on y voyait des inconvénients par le voisinage si proche des religieuses. M. Singlin eut beau assurer qu’on n’avait aucune communication avec elles ; ce n’était pas là de quoi il s’agissait. Avec la permission de l’archevêque même, lequel se prêtait le moins possible à la persécution, ils décidèrent d’aller à Port-Royal des Champs, cadre désert qui reçoit ainsi pour la première fois ses véritables hôtes, ses solitaires.

Le monastère, depuis douze ans d’abandon, était fort délabré, le lieu fort hérissé de bois et plein de vipères, avec des eaux stagnantes ; pourtant d’une sauvage beauté. Ils y passèrent quelques semaines, montant, chaque soir, sur les hauteurs des Granges pour y prendre l’air, et quelquefois, par l’ordre de M. Singlin, y chantant Complies tout haut, « afin, dit Lancelot, que le mélange de nos voix témoignât mieux la joie de nos âmes, et que Dieu fût loué publiquement alors même qu’on pensoit tenir la vérité captive. » Mais juillet ne se passa point également dans cette paix recommençante. Dès le lundi, 5 du mois, M. de Laubardemont, ce commissaire de nom infamant et d’odieuse mémoire, encore tout noirci du bûcher fumant d’Urbain Grandier (1634), les y vint interroger tous, depuis M. Le Maître jusqu’aux enfants de huit ou dix ans qu’on y élevait, et il s’efforça d’y ramasser quelque charge nouvelle contre M. de Saint-Cyran. Quant à celui-ci en personne, on ne l’avait pas jusque-là interrogé, et il ne le fut qu’en mai de l’année suivante.