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PORT-ROYAL.

l’Institut les avaient puisées[1]. Du reste, on doit dire, à la décharge de la Compagnie, que, du moment où ces propositions de morale ont été notées ou censurées par l’Église, elles n’ont plus été enseignées par des auteurs Jésuites[2]. En outre, ces religieux ne se prétendent pas infaillibles ; tout ce qu’on peut exiger d’eux, c’est que dans l’occasion ils reconnaissent leurs erreurs, et qu’ils se soumettent au jugement de l’Église ; ils l’ont fait : en peut-on dire autant de leurs adversaires ?

Un autre sophisme, en cette matière, est de ne pas distinguer assez ce qui est d’obligation rigoureuse ou de précepte d’avec ce qui n’est que de perfection ou de conseil[3] ; en d’autres termes,

  1. Saint Ignace a laissé pour règle de conduite aux théologiens et aux confesseurs de sa Compagnie de suivre les opinions les plus communes et les plus autorisées en dogme et en morale. Cette règle, d’ailleurs très sage, n’aurait pu avoir que de bons résultats si elle eût été toujours bien comprise ; mais, au lieu de l’entendre des opinions les plus communes dans l’Église universelle, on l’appliqua aussi à des opinions qui, à la vérité, étaient les plus répandues en certains pays catholiques, mais qui n’étaient pas tout à fait exemptes de relâchement. Les Jésuites sont hommes ; ils subirent comme les autres les effets de l’influence qui dominait en ces contrées : c’est ainsi que s’explique l’approbation donnée par des théologiens de l’Ordre à des traités de morale répréhensibles en plus d’un point. Aucun livre ne devait être mis au jour sans l’approbation du Père Général : or, le Général, ne pouvant ni lire par lui-même ni faire examiner sous ses yeux tous les livres qui se publiaient en même temps dans toute la Compagnie, donnait cette commission aux Pères Provinciaux ; ceux-ci nommaient des examinateurs : mais ces examinateurs, ainsi que les auteurs des livres, étaient ordinairement de la province ou du pays où avait été composé l’ouvrage ; ils n’avaient donc les uns et les autres que les mêmes idées en morale, et s’il arrivait que dans ce pays des opinions trop larges eussent prévalu, c’étaient ces opinions, sucées en quelque sorte avec le lait, que les uns inséraient dans leurs ouvrages, et que les autres autorisaient par leur approbation. Il y a plus d’un exemple d’ouvrages approuvés par des examinateurs de province, qui ont été désapprouvés et condamnés par les supérieurs à Rome. C’est donc bien à tort qu’on attribue à tout l’Ordre ce qui n’est ordinairement que l’erreur de quelques membres de la Compagnie.
  2. Sermon de Fénelon, du 31 juillet 1702, Manuscrits de la Bibliothèque impériale, résidu Saint-Germain, 34e paquet ; — et lettre de l’évêque d’Uzès au Procureur général de Toulouse, 13 août 1762. (Voir de l’Existence de l’Institut, par le Père de Ravignan, 7e édition. Appendice, page 212.)
  3. Il faut se rappeler que cette distinction de deux voies, l’une des préceptes, l’autre des conseils, a été enseignée par Jésus-Christ (saint Matthieu, XIX, 17, 21, etc.), par saint Paul (Première aux Corinthiens, chap. VII), par le Concile de Nicée, par les Saints Pères, etc. Contrairement à cette doctrine communément reçue dans l’Église, les Jansénistes n’admettent (sinon par un enseignement exprès, du moins par voie de conséquence) qu’une seule voie pour tous les Élus ; et, sans la pratique de la perfection, et de la perfection entendue à leur manière, il n’y a point de salut possible. D’après ce principe, les Commandements ne suffiraient pas ; tout fidèle, c’est-à-dire tout prédestiné, devrait être parfait. Comment expliquer autrement cette proposition d’Arnauld dans le livre de la Fréquente Communion : « On ne doit admettre à la sainte table que ceux qui y apportent un amour très pur, exempt de tout mélange. » Cela suppose, tous les fidèles, qui sont obligés sous peine de péché mortel de communier au moins à Pâques, sont donc aussi obligés d’acquérir cet amour très pur