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PORT-ROYAL.

giens catholiques, Jésuites ou autres. Ce serait, selon les termes de l’École, transire de genere ad genus.

Mais, dira-t-on, les Jésuites professaient une morale douce et commode afin d’attirer à eux les gens du monde. Imputation gratuite et injuste ! Quelles preuves en donne-t-on ? et de quel droit va-t-on fouiller dans la conscience pour juger des intentions ? D’ailleurs ces hommes qu’on se plaît à nous présenter comme si politiques et si habiles, l’auraient été bien peu en cette circonstance.

Pouvaient-ils ignorer que dans le monde, tout corrompu qu’il est, la vogue est pour ceux qui affichent, au moins dans les livres[1], une morale sévère[2] ?

Ils ne l’ignoraient certainement pas ; ils ont eu le courage (et il en faut ici plus qu’on ne pense) de dire la vérité en un point si délicat ; ils ont eu la sagesse de ne pas outrer les obligations qui sont déjà assez étendues, et, à l’exemple de leur divin Maître, de ne pas craindre de s’exposer par là aux contradictions des langues et à toutes les malédictions des Pharisiens de la loi nouvelle.

Du reste, les Jésuites ont eu, outre le témoignage de leur conscience, l’approbation la plus honorable et la plus précieuse qu’ils pouvaient attendre ; leur doctrine morale[3] a été, dans une circonstance solennelle, reconnue et déclarée par l’Église comme étant à l’abri de toute censure : il s’agit ici du jugement porté sur la Théologie morale d’Alphonse de Liguori dans le procès de sa béatification ; car, quoique dans ce jugement on ne nomme pas

  1. Dans les livres ; car dans la pratique de la vie, je ne vois pas, en fait de mœurs austères, ce que les enfants de saint Ignace auraient à envier aux disciples de Jansénius ou de Saint-Cyran. Le Père Sanchez, par exemple, qui écrit son traité De Matrimonio dans une cellule glacée et sur la pierre, est tout aussi austère que n’importe quel Janséniste qui compose un traité de morale sévère dans une chambre commode et auprès d’un bon feu.
  2. On a allégué, à la vérité, que les Jésuites avaient des docteurs pour tous les goûts ; qu’ils en avaient de larges et d’accommodants ; qu’ils en avaient de rigides et d’austères : mais ici on est tombé dans le sophisme que nous venons de signaler, on a confondu le directeur et l’auteur ascétique avec le confesseur et le théologien casuiste. Sans doute le confesseur est quelquefois directeur ; mais alors ses décisions ne regardent plus seulement ce qui est de rigueur et de précepte, mais bien plus ce qui est de surérogation et de perfection. — Du reste, en cela, les Jésuites faisaient preuve de bon sens pratique. Ils voulaient pouvoir dire comme saint Paul : « Omnibus debitor sum » : je me dois aux ignorants comme aux savants, aux parfaits comme aux imparfaits. »
  3. Je dis leur doctrine, leur vraie doctrine, et non pas celle qu’on leur impute faussement, soit en falsifiant les textes de leurs théologiens, soit en rendant tout le corps de la Compagnie responsable des erreurs de quelques-uns de ses membres ; erreurs qu’elle a désavouées et détestées, et que très certainement elle n’a jamais laissé enseigner par aucun des siens, depuis qu’elles ont été notées par l’Église.