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PORT-ROYAL.

visite à M. Vincent, il me parla fort au long des mauvais sentiments de feu l’abbé de Saint-Cyran. « Un jour, me dit-il, qu’il avançoit certaines propositions hérétiques, je lui représentai qu’il entroit dans les sentiments de Calvin, » — « Calvin, me répondit-il, a fort bien attaqué l’Église, mais il s’est mal défendu. » — Cet abbé, continua M. Vincent, n’avoit ni estime, ni respect pour le Concile de Trente ; ce n’avoit été, selon lui, qu’une assemblée de Religieux. » Il m’ajouta que ce qui lui faisoit plus d’horreur est que cet abbé lui dit un jour que, dans sa méditation, Dieu lui avoit fait voir clairement qu’il n’agréoit plus son Église telle qu’elle étoit, et que ceux qui entreprendroient de la défendre iroient formellement contre la volonté divine : « Enfin, dit M. Vincent, je vous proteste que vous ne vîtes jamais homme aussi superbe ni aussi attaché à son propre sens. »

Après tant de preuves, peut-on douter des sentiments de répulsion que contracta à partir d’un certain jour et que conserva jusqu’à la mort, à l’égard de l’abbé de Saint-Cyran, le vénérable supérieur de la Mission ? On doit aussi remarquer que Vincent de Paul n’ayant fait part des confidences dudit abbé qu’à quelques prêtres de sa Communauté, cependant l’évêque de Langres, M, Caulet, et les autres témoins, dont certainement la plupart n’avaient pu s’entendre ensemble, se trouvent tous d’accord pour imputer à l’accusé les mêmes maximes dangereuses que lui a reprochées saint Vincent de Paul. Peut-on s’étonner après cela si les Jésuites se sont crus autorisés à ne voir dans l’ami de Jansénius qu’un homme de doctrine mauvaise ou suspecte ?

Rappelons encore deux principes qui s’appliquent parfaitement à la matière que nous traitons. D’après la maxime des sages, on doit prendre en bonne part les paroles d’un homme, fidèle catholique, et connu comme tel, bien que dans ses paroles on remarquât quelque chose de peu exact. Au contraire, si on sait avec certitude qu’une personne est hérétique ou seulement suspecte d’hérésie, on peut et même on doit examiner plus sévèrement ses paroles ou ses écrits ; et communément il n’est pas interdit de leur attribuer le sens mauvais qui, d’ailleurs, serait conforme aux erreurs, déjà connues, de cette personne. Tel est le cas présent. Saint-Cyran soutenait une doctrine hérétique, déjà condamnée dans Baïus ; le fait est certain. De plus, il avait débité des maximes ou hérétiques ou approchant de l’hérésie ; cela n’est pas moins évident par les témoignages de saint Vincent de Paul et des autres. Il était permis à des théologiens d’examiner avec une critique rigoureuse les écrits du novateur et de chercher à en découvrir le venin caché : voilà le droit. Qu’en faisant cet examen il arrive qu’on se trompe quelquefois et qu’on aille au delà des bornes, c’est un fait qu’il faut attribuer aux faibles lumières de l’esprit humain.