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PORT-ROYAL.

Eh bien ! quelque chose de cette beauté philosophique, de cette toute spirituelle éloquence d’une théologie insondable et sublime, dont le sentiment émane et plane dans le passage de Milton, — quelque ombre, quelque souffle de cela m’est rendu par Jansénius en tout ce qu’il dit de la volonté libre et de la servitude régnante d’Adam dans l’Éden, de sa sérénité et de son calme, de son absolue indifférence, de sa persévérance aisée, et pourtant de sa chute.

Le péché une fois commis, Jansénius, à la suite d’Augustin, en définit la nature, en touche la racine même et en poursuit toutes les ramifications ; c’est de la psychologie profonde, de la très fine anatomie, et, selon moi, assez irrécusable en ce qui est du fait (explication à part) et du résultat décrit. En quoi consiste cet état formel de péché, que tantôt on appelle la mort de l’âme, tantôt l’aversion de Dieu, et auquel on inflige toutes sortes de noms ? Il consiste en un seul point essentiel, si l’on touche sa racine, la concupiscence, c’est-à-dire la perversion de la charité et de la bonne volonté, de la volonté primitivement animée d’amour divin. Pour cette perversion décisive, pour ce renversement fondamental, il a suffi d’un seul choix libre en vertu duquel, une fois, l’homme préféra la créature à Dieu ; et, pour recouvrer ce qu’il a été si facile de perdre, un autre choix libre est impuissant : « Car la volonté, notez-le bien, cette volonté mauvaise est tombée à l’instant, comme du lieu le plus haut, avec une telle impétuosité sur elle-même, qu’elle a imprimé dans l’âme trop préférée un vestige profond, une marque semblable à elle, et l’y a laissée gravée ; » de sorte que ce qui avait été au premier moment un choix libre s’est aussitôt fixé dans l’organisation, comme on dirait aujourd’hui, et a tourné en nature.[1] Je

  1. Au chapitre III du livre premier du traité De Statu Naturae