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LIVRE DEUXIÈME.

l’arbre, et dans lesquelles on peut tout suivre, depuis la première racine fatale jusqu’au dernier fruit empoisonné au bout du rameau.

Dans ce pays de l’amour-propre, où, malgré tant de découvertes, il reste encore bien des terres inconnues, Jansénius n’avait point touché ni débarqué sans doute aux points les plus brillants ; mais, comme pilote, il en avait fait le tour.

Chez Milton, au chant second du Paradis, quand les Anges rebelles, précipités dans la vaste plaine informe et déserte, dans les régions de malheur, s’y reconnaissent pourtant et commencent à s’y faire une patrie, chacun d’eux reprend une image et comme une ombre de ses goûts et de ses fonctions dans le Ciel. Les uns se jouent dans l’air sur l’aile des vents, les autres gouvernent et agitent des chars de feu. D’autres Esprits plus tranquilles, retirés dans une vallée silencieuse, chantent sur des harpes, avec des sons angéliques, leurs propres hauts faits et le malheur de leur chute par la sentence des batailles. Mais d’autres, nous dit Milton par la bouche de M. de Chateaubriand, d’autres en discours plus doux encore (car, si la musique charme les sens, l’éloquence s’adresse à l’âme même), « d’autres, assis à l’écart sur une montagne solitaire, s’entretiennent de pensées plus élevées, raisonnent hautement sur la Providence, la Prescience, la Volonté et le Destin ; Destin fixé, Volonté libre, Prescience absolue ; ils ne trouvent point d’issue, perdus qu’ils sont dans ces tortueux labyrinthes. Ils argumentent beaucoup du mal et du bien, de la félicité et de la misère, de la gloire et de la honte : vaine sagesse ! fausse philosophie, laquelle cependant peut, par un agréable prestige, charmer un moment leur douleur ou leur angoisse, exciter leur fallacieuse espérance, ou armer leur cœur endurci d’une patience opiniâtre comme d’un triple acier ! »