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LIVRE DEUXIÈME.

musique. L’homme du monde le plus humble est touché de ces beautés comme un autre, pourvu qu’il ait de l’intelligence et du goût. Quand je lis l’Écriture Sainte qui, avec sa simplicité, a tant de sublime, pensez-vous que ce soit l’amour de mon élévation, ou la corruption de mon cœur, qui me fasse goûter ce que je lis ? N’est-ce pas plutôt le caractère simple et majestueux de la parole divine qui fait impression sur moi ? Et n’en peut-on pas dire autant du langage des grands maîtres en poésie et en éloquence ? Quelle vision de s’imaginer que nous n’aimons en eux la noblesse et la facilité de leur style que par un esprit de hauteur et d’indépendance ! — Je suis là-dessus de votre avis, dit Philanthe, et je ne sais pourquoi on va chercher de fausses raisons, lorsque les vraies se présentent d’elles-mêmes. » [1]

Cela s’appelle une page de bon sens, d’un bon sens net et vif, un peu menu et superficiel toutefois. Non que je prétende que le Père Bouhours ait tort en conclusion,

  1. La Manière de bien penser dans les Ouvrages de l’Esprit, premier dialogue. — L’auteur critiqué que Bouhours ne nomme pas, mais qu’il désigne comme le copiste de Pascal, n’est autre que Malebranche (voir Recherche de la Vérité, liv. II, partie III, chapitre 5) ; ce pourrait être aussi bien Nicole, Le Tourneux, ou tout autre Janséniste : sur ce point la doctrine se trouve la même. C’est dans la Manière de bien penser encore, au dialogue quatrième, que Bouhours s’égaye si lestement au sujet de Saint-Cyran, et qu’il lui emprunte un exemple de galimatias tout pur, en citant un fragment défiguré d’une ancienne lettre qui ne laisse pas d’être fort singulière : « La merveille est, continua Eudoxe, que celui qui écrivoit de la sorte passoit pour un oracle et pour un prophète parmi quelques gens. — Je crois, répondit Philanthe, qu’un esprit de ce caractère n’avoit rien d’oracle ni de prophète que l’obscurité. — Après tout, repartit Eudoxe, on ne doit pas s’étonner qu’un homme qui faisoit le procès à Aristote et à saint Thomas, fût un peu brouillé avec le bon sens. Il en déclare lui-même la vraie cause dans une autre lettre où il dit franchement : J’ai le cœur meilleur que le cerveau… » Et voilà comment un homme d’esprit, de goût, un honnête homme, le Père Bouhours, osait juger cet autre personnage que nous révérons ; la robe de Jésuite et son tour d’esprit agréable ne lui laissaient pas un doute. Et c’est l’ensemble de tous ces jugements humains entre-choqués qui compose une gloire !