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PORT-ROYAL.

entre les autres, Timante, ami particulier de la vertueuse Amalthée (madame Du Plessis-Guénegaud), est un homme incomparable. Il est grand et de bonne mine ; il a une physionomie noble, et qui marque si bien la franchise et la sincérité de son cœur, qu’on peut presque dire qu’on le connoit devant que d’avoir eu loisir de le connoître. En effet, toutes ses actions se ressentent de la vigueur et de la vivacité de son esprit, car il agit toujours avec force et avec promptitude : de sorte que les caresses qu’il fait même à ses amis ont quelques marques de l’impétuosité de son tempérament. Timante a sans doute un esprit d’une très-grande étendue ; l’étude lui a encore acquis toutes les connoissances nécessaires à un homme sage et agréable tout ensemble ; il est né avec un grand génie pour les vers, et il en fait qu’Hésiode ou Homère pourroient avouer sans honte s’ils ressuscitoient ; mais, après tout, ce n’est point par les seules lumières de son esprit que je prétends le louer, quoique cet admirable esprit ait un feu si vif et si brillant, qu’il ne peut s’empêcher d’éclater en des occasions où même il ne voudroit pas qu’il parût. Cependant le cœur de Timante est préférable à son esprit ; car il a une franchise si extraordinaire, qu’on diroit qu’il n’a jamais entendu seulement parler qu’il y ait de la dissimulation dans le monde. Il dit la vérité sans crainte et sans déguisement ; il la soutient avec courage pour défendre la justice, quand il ne le peut faire autrement,[1] et il a une bonté qui sent l’innocence du premier siècle. Au reste, il est d’humeur assez enjouée, mais son enjouement est si naturel, que les moindres choses l’occupent agréablement. Il a même un talent particulier pour inspirer cette innocente joie à ses amis, et pour leur apprendre l’art de se divertir sans que ce soit au désavantage d’autrui. Timante est encore un des hommes du monde qui est le plus sensiblement touché des ouvrages des autres quand ils sont beaux, et qui aime le plus à rendre justice au mérite. En effet, il ne hait rien

  1. Si je m’écoutais et si j’osais prendre sur moi d’ajouter une demi-ligne au texte de mademoiselle de Scudéry, je compléterais et nuancerais ainsi la phrase : «… Il la soutient avec courage ; il se sert même de la colère pour défendre la justice quand il ne le peut faire autrement, etc.»