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LIVRE DEUXIÈME.

tant que ce qui est opposé à cette grande vertu, et la liberté de son naturel est si contraire à toute sorte de tyrannie, qu’il dit quelquefois en riant qu’il ne mérite pas grande gloire d’avoir secoué le joug de toutes les passions, parce qu’il est encore plus aisé d’obéir à la raison que de suivre tous les caprices de cinq ou six furieuses qui veulent qu’on leur obéisse aveuglément, et qui veulent pourtant très-souvent des choses qui se contredisent. Timante n’ayant donc que cette seule maîtresse à servir, ne s’en éloigne jamais et la consulte sur toutes choses. On diroit pourtant qu’il n’y pense pas ; mais, quoique l’agitation de son humeur fasse bien souvent changer de place à son corps, son esprit est toujours tranquille ; et ce feu qui l’échauffé et qui l’anime le rend plus actif sans le rendre plus inquiet. Au reste, après s’être rendu maître de ses passions, il s’en est fait une qui lui tient lieu de toutes les autres et dont il ne veut jamais se défaire : en effet, il soutient que l’amitié dans son cœur est une passion incomparablement plus violente que l’amour ne l’est dans le cœur des autres hommes, et il est persuadé que nul amant n’aime tant sa maîtresse qu’il aime ses amis. Il avance même hardiment que l’amour est une sorte d’affection toute défectueuse qu’on doit presque mettre parmi les jeux de l’enfance, qu’on est obligé d’abandonner dès que la raison est formée, et qu’au contraire l’amitié est une affection toute parfaite, qui compatit également avec la vertu et avec la raison, et qui doit durer toute la vie ; de sorte qu’étant bien persuadé de la perfection de l’amitié, il est le plus ardent et le plus parfait ami qui fut jamais. Aussi, après s’être dégagé de toutes les choses qui l’attachoient au monde, il tient encore à tous ses amis, et y tient par des liens indissolubles. Ce qui rend son amitié très-agréable, c’est qu’il a le cœur sincère, qu’aimant sans intérêt, il sert ses amis sans crainte de rien hasarder pour eux, et qu’ayant naturellement l’humeur gaie, sa vertu n’a rien de sauvage ni de farouche, ni rien qui l’empêche d’avoir une innocente complaisance pour les personnes qu’il aime. Il leur témoigne même plus fortement la tendresse de son amitié par de petites choses, que beaucoup d’autres ne le peuvent faire par de grands services : car non-seulement son visage, et le son de sa voix, et les choses qu’il dit,