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LIVRE DEUXIÈME

ques papiers, murmura à demi-voix et comme se parlant à lui-même : Oh ! que vous êtes heu… ! il voulait dire heureux, il n’acheva pas la dernière syllabe. Et l’on se mit à parler de la traduction de l’Écriture qui était le travail habituel ; et comme Fontaine s’échappait à rapporter les témoignages d’estime qu’avait obtenus le dernier volume publié :

« Je ne m’étonne pas beaucoup, répondit M. de Saci, que bien des gens aiment ces traductions et ces explications ; je crains que ce ne soit parce qu’elles sont dans un tel état qu’ils peuvent les entendre sans peine, et que leur curiosité y peut être satisfaite à peu de frais. Une des principales raisons qui les portent à rechercher ces livres, est qu’ils n’y voient plus les difficultés qu’ils trouvoient auparavant dans l’Écriture. Ils supportent bien de n’en pas comprendre les vérités et les mystères ; mais ils ne peuvent souffrir le langage obscur et embarrassé dont le Saint-Esprit se sert pour les leur proposer, s’ils n’ont une foi, une crainte de Dieu et une soumission qui n’est pas si commune : de sorte qu’ils sont bien aises de trouver dans mes traductions une nouvelle clarté, qui les délivre des ténèbres qui étoient auparavant si fâcheuses et si pénibles à leur orgueil et à leur curiosité, que le Saint-Esprit n’a pas voulu flatter, mais combattre et guérir par ses paroles. »[1]
« Que sais-je, ajouta-t-il, si je ne fais rien en cela contre les desseins de Dieu ? J’ai tâché d’ôter de l’Écriture-Sainte l’obscurité et la rudesse ; et Dieu jusqu’ici a voulu que sa parole fût enveloppée d’obscurités. N’ai-je donc pas sujet de craindre que ce ne soit résister aux desseins du Saint-Esprit que de donner, comme j’ai tâché de faire, une version claire, et peut-être assez exacte par rapport à la pureté du langage ? Je sais bien que je n’ai affecté ni les agréments ni les curiosités qu’on aime dans le monde, et qu’on pourroit rechercher dans l’Académie

  1. M. de Saci avait affaire à ces lecteurs d’alors très-susceptibles, à ces gens de la Cour qui ne voulaient pas qu’Homère parlât des Myrmidons et qui s’en scandalisaient.