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PORT-ROYAL.

On sait le reste ; mais nous avons retrouvé le mouvement, cette verve, cette plénitude de Pascal qui, une fois lancé, ne peut s’arrêter et qui recommence toujours. L’admirable conclusion subsiste dans toutes les mémoires. Le Stoïcien s’érigeait en Dieu ; l’Épicurien déprimait l’homme : tous deux, en sens divers, méconnaissaient la Chute. L’Homme-Dieu seul, comblant l’abîme, unit et répare : « Je vous demande pardon, Monsieur, dit tout d’un coup Pascal à M. de Saci, de m’emporter ainsi devant vous dans la Théologie, au lieu de demeurer dans la philosophie ; mais mon sujet m’y a conduit insensiblement, et il est difficile de n’y pas entrer, quelque vérité qu’on traite, parce qu’elle est le centre de toutes les vérités. » Et M. de Saci qui écoute volontiers, qui n’intervient que pour donner le motif et mettre le correctif, réplique encore :

M. de Saci ne put s’empêcher de témoigner à M. Pascal qu’il étoit surpris de la façon dont il savoit tourner les choses. Il avoua en même temps que tout le monde n’avoit pas le secret comme lui de faire sur ses lectures des réflexions si sages et si élevées. Il lui dit qu’il ressembloit à ces médecins habiles qui, par la manière adroite de préparer les plus grands poisons, en savent tirer les plus grands remèdes[1]. Il ajouta que quoiqu’il vît bien, par tout ce qu’il venoitde lui dire, que ces lectures lui étoient utiles, il ne pouvoit pas croire néanmoins qu’elles fussent avantageuses à beaucoup de gens dont l’esprit n’auroit pas assez d’éléva-

  1. Dans une lettre de Leibnitz à M. Arnauld on lit quelque chose de tout pareil. Après une énumération d’une quantité d’auteurs plus ou moins hétérodoxes que l’infatigable lecteur a cru pouvoir se permettre, il ajoute qu’il en est résulté pour lui un effet entièrement contraire à celui que quelques personnes appréhendaient : «Le poète l’a dit, quelquefois deux poisons mêlés ensemble deviennent un remède :

     Et, quum fata volunt, bina venena juvant. »

    Cette chimie-là est sûre, je le crois bien, pour les esprits de la trempe d’un Pascal ou d’un Leibnitz.