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LIVRE TROISIÈME.

mants esprits, Pascal en tête, y ont passé : il est pourtant une chose qu’on n’a pas assez fait ressortir, je le crois, c’est que Montaigne, ce n’est pas un système de philosophie, ce n’est pas même avant tout un sceptique, un pyrrhonien ; non, Montaigne, c’est tout simplement la nature :

La nature pure, et civilisée pourtant, dans sa large étoffe, dans ses affections et dispositions générales moyennes, aussi bien que dans ses humeurs et ses saillies les plus particulières, et même ses manies ; — la Nature au complet sans la Grâce.

L’instinct, une fois éveillé, ne trompe pas : ce que les Jansénistes haïssent surtout dans Montaigne, c’est qu’il est, par excellence, l’homme naturel.

Montaigne a été élevé par un père tendre et soigneux de son éducation ; mais la religion ne l’a pas le moins du monde atteint, ni de bonne heure modifié : on lui a appris le latin dès le berceau plus que le Catéchisme. Son père, qui avait fait la guerre en Italie et vu le monde, espèce de philanthrope à idées originales, l’envoya élever au village, comme un Émile du seizième siècle, et le fit tenir sur les fonts de baptême par des gens de la plus abjecte fortune, pour lui apprendre à ne mépriser personne, surtout le pauvre peuple, et pour l’y rendre obligé et attaché. Ce bon père poussait le soin envers lui jusqu’à le faire éveiller au son de quelque instrument. Ses premières études furent toutes de langues et d’expériences courantes, sans aucune combinaison abstraite et aucune fatigue. Il grandit de la sorte, doux, traitable, assez mol et oisif, et cachant sous ces dehors assez lents des imaginations déjà hardies. Son premier goût vif au Collège de Guyenne où on l’a placé, mais où la libéralité paternelle l’environne d’aise, sa première prédilection se déclare pour les Métamorphoses d’Ovide, cet Arioste d’autrefois. C’est