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LIVRE TROISIÈME.

Horace.… C’est assez. Mais combien des pensées de Montaigne ne se trouvent épicuriennes que dans ce sens-là, c’est-à-dire de l’épicuréisme des poètes ! «Si ma santé me rid et la clarté d’un beau jour, me voylà honneste homme.»

Une autre part à faire dans Montaigne est celle de l’érudit. Il y a maint chapitre ( et on les pourrait citer presque tous) où, comme dans celui qui a pour titre De l’Incertitude de notre jugement, la pensée de l’auteur n’est là évidemment que pour servir de prétexte, d’enseigne, telle quelle, à ces histoires qu’il savait et ne voulait pas perdre occasion de débiter. Il était du seizième siècle en cela, et, comme par l’autre côté il touchait aux poètes et rêveurs atteints de la muse, par celui-ci il tombait dans l’Aulu-Gelle et le Macrobe, dans le compilateur d’anecdotes et le collecteur de Stromates, allant à la chasse aux épigraphes, aux apophthegmes, aux jolis textes et curiosités de toutes sortes, comme Ménage et l’abbé de Marolles, si l’on veut, ou La Monnoie.

Il faudrait encore faire une part en lui à l’écrivain amoureux d’écrire et de s’exprimer, aussi amoureux de le faire, quoi qu’il en dise, que purent l’être Pline et Cicéron.

Voilà peut-être, au vrai et au naïf, les trois quarts de Montaigne, et ce qui, pour n’être pas chrétien, n’est certes pas réputé impie, en détail, là où on le rencontre chez les auteurs qu’on s’attend à trouver profanes, ou chez nous-même : mais l’autre quart chez Montaigne a donné l’éveil ; en mettant expressément à part la religion, en la faisant si grande et si haute, et la voulant si fort révérer, qu’il lui coupe toute communication avec le reste de l’homme, il s’est trahi ; on s’est alarmé. Ce que chez l’ordinaire des auteurs on laisse passer ou qu’on traite comme des curiosités indifférentes, des naïvetés et des enfances de l’homme, a paru grave